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Linné : la nomenclature binominale et l’Océan Indien - 1-
SCIENCE
jeudi 4 octobre 2007
En matière de nomenclature scientifique, bien que celle-ci ait beaucoup évolué depuis trois siècles, Linné (1707 - 1778) fait figure de pionnier. Il n’a jamais quitté l’Europe, et pourtant ce scientifique a rayonné jusque dans l’Océan Indien à travers les noms d’espèces ou de genres forgés par d’autres naturalistes voyageurs, en référence au scientifique suédois et à ses efforts pour instaurer une nomenclature du vivant.
Ce qui suit est la première partie d’une conférence donnée par Nicole Crestey, professeur SVT à l’IUFM de La Réunion (Tampon), le 22 mai 2007 à Saint-Pierre.
Saviez-vous que le cafard de nos maisons s’appelle en réalité Blatta americana L. ? C’est au mystérieux “L.”, plus connu sous le nom de Carl von Linné, que la plus humble des créatures peut se flatter d’une carte de visite aussi raffinée. [...]
Linné est né le 13 mai 1707 du calendrier julien, soit le 23 mai de notre calendrier (grégorien), à Rashult, un petit village du Sud de la Suède. Fils d’un pasteur suédois sans fortune, passionné de botanique, il connaît une jeunesse austère et studieuse et se passionne également pour la botanique (dès ses 8 ans, on le surnomme “le petit botaniste”. Il étudie la médecine et la botanique (qui est à l’époque une branche de la médecine). En 1732, la Société des sciences d’Uppsala l’envoie en expédition en Laponie, où il découvre avec émerveillement une flore inconnue. En 1735, Linné décide de visiter la Hollande, alors centre de la botanique en Europe. Tous ses travaux : Flora lapponica, Systema naturae, Fundamenta botanica, Genera plantarum (où il décrit les 935 genres de plantes connus à l’époque) sont publiés pendant les trois ans passés en Hollande entre 1735 et 1738. Linné acquiert dès lors une réputation internationale. En 1738, il quitte la Hollande et passe quelques semaines à Paris où il rencontre les trois frères Jussieu, Antoine, Bernard et Joseph. Il retourne ensuite en Suède où il restera jusqu’à la fin de ses jours en 1778. Linné n’est ni un voyageur, ni un explorateur, c’est un naturaliste de cabinet. Il est nommé membre associé étranger de l’Académie royale des sciences de Paris en 1762. Il est d’ailleurs membre de la plupart des académies et sociétés savantes d’Europe, et en Suède, aucun personnage de l’histoire suédoise n’a été autant célébré par des médailles, des tableaux, des gravures, des bustes, des statues, ... et ce, dès son vivant. A sa mort, le 10 janvier 1778, la même année que Voltaire et Rousseau, la Suède lui fait des funérailles nationales. Aujourd’hui, il figure sur les billets de banque suédois. Ses manuscrits, son herbier et ses collections d’insectes et de coquillages furent achetés en 1783 par Sir J.E. Smith et sont maintenant conservés à Londres.
La nomenclature binominale
Pourquoi une telle célébrité ? Linné a nommé et décrit toutes les espèces vivantes connues à son époque. Il estimait, en 1749, qu’il y avait dans le monde environ 20.000 végétaux, 30.000 vers, 12.000 insectes, 200 amphibies, 2.600 poissons, 2.000 oiseaux et 200 quadrupèdes, soit quelque 67.000 espèces différentes. Ces chiffres ne le découragent pas et lui confirment au contraire la grandeur de l’œuvre divine et le confortent dans l’importance de son entreprise. Fils de pasteur, Linné est fidèle au mythe biblique de la Création et a une certitude : la fixité des espèces. « Nous comptons aujourd’hui autant d’espèces qu’il y a eu au commencement de formes diverses créées ». Pour lui, les espèces sont des groupes bien délimités, sans intermédiaires, stables dans le temps. Il s’inspire du botaniste John Ray (1627-1705) et de sa définition du concept d’espèce : « ensemble d’individus qui engendrent, par la reproduction, d’autres individus semblables à eux- mêmes ».
Nous sommes un siècle avant la théorie de l’évolution de Charles Darwin. En 1753, la nomenclature binominale - terme reconnu par les dictionnaires Larousse - ou binomiale (terme reconnu par les dictionnaires Robert) est standardisée et officialisée avec le “Species plantarum” qui recense et décrit 8.000 plantes du monde entier de 5.900 espèces réparties dans 1.098 genres. Elle est appliquée au monde animal dans la 10ème édition du “Systema naturae” dès 1758-1759 qui décrit environ 6.000 espèces végétales et 4.000 espèces animales, et qui est considérée comme le point de départ de la nomenclature zoologique moderne. C’est dans cette édition que Linné attribue à l’espèce humaine le nom scientifique d’Homo sapiens qu’elle a conservé depuis. Il y aura 16 éditions du “Systema naturae”. Linné a compilé toutes les publications de l’époque et a imposé la nomenclature dite binominale toujours en vigueur aujourd’hui.
Les noms “en phrase” ou polynômes sont remplacés par des binômes dans lequels le premier nom (le nom commençant par une majuscule) désigne le genre auquel appartient l’espèce étudiée, et le second (le prénom commençant par une minuscule), l’épithète spécifique ou nom trivial.
Les noms de genre sont dérivés du latin (le latin de Linné n’est pas du latin classique, mais un latin vernaculaire, technique, issu du latin médiéval et de la Renaissance) ou du grec. Ils renvoient parfois à la mythologie, honorent des botanistes ou des mécènes ou sont des noms vernaculaires latinisés (Vanilla pour le nom vernaculaire Vainillia). Le nom complet de l’espèce est la combinaison des deux. Dans un texte imprimé, il doit être écrit en italique et souligné dans un manuscrit pour se distinguer du reste du texte. Désormais, le nom est clairement distinct de la description. Le nom d’une espèce ne change plus quand une nouvelle espèce est découverte.
Lamarck apprécie dans le discours préliminaire de l’article botanique de l’Encyclopédie méthodique : « Ce qu’il fit de bien avantageux pour la nomenclature, ce fut d’ajouter au nom générique de chaque espèce de plante un nom trivial simple, et que l’on peut aisément fixer dans sa mémoire ; de sorte que par son moyen, on vient à bout facilement de désigner la plante dont on veut parler, sans être obligé de réciter, à cette occasion, une phrase longue, traînante ». Linné invente ainsi un véritable langage international de dénomination des plantes et des animaux. Grâce à ce système, tout végétal ou tout animal rencontré peut être identifié. L’ambition de Linné est d’imposer un système descriptif rationnel et universel, valable aussi bien pour les végétaux que pour les animaux et les minéraux.
Son adoption est générale en 25 ans. La chasse aux spécimens se développe. Linné lui-même envoie ses propres élèves et collaborateurs aux quatre coins du monde, dans des régions encore inexplorées par les naturalistes, quelquefois au prix de leur vie. On assiste à une véritable fièvre de l’inventaire. Chaque expédition maritime emmène son naturaliste et son dessinateur. C’est un spécimen particulier (une planche d’herbier, un oiseau empaillé, ...), déposé au Muséum d’histoire naturelle de Paris par exemple, qui est le spécimen type de l’espèce et qui servira de référence...
On a coutume d’ajouter au nom d’espèce le nom de l’auteur qui en a publié la première description (principe d’antériorité de la dénomination) et la date de la publication. Alors que Linné estimait seulement à 20.000 le nombre total d’espèces différentes de végétaux terrestres, il y en avait 40.000 en 1826 et on en a déterminé aujourd’hui près de 275.000, uniquement chez les plantes à fleurs ou angiospermes. Ce nombre augmente encore régulièrement. Environ 10.000 nouvelles espèces sont décrites chaque année. Lorsqu’une nouvelle espèce est découverte, cette découverte n’est officielle qu’à partir du moment où elle a fait l’objet d’une publication dans une revue scientifique. C’est en quelque sorte son baptême scientifique. L’inventeur de l’espèce (celui qui est l’auteur de la publication) n’est pas nécessairement le récolteur (celui qui a effectivement trouvé l’espèce), celui-ci pouvant ne pas être un spécialiste du groupe auquel appartient l’espèce, il n’est pas scientifiquement habilité à présenter l’espèce nouvelle. Cependant, il arrive que par courtoisie, l’inventeur associe le nom du récolteur au sien pour signer la publication. Par exemple, le fanjan de Maurice (Cyathaea grangaudiana) a été décrit par un botaniste allemand et a été dédié à Edmond Grangaud en hommage à ses travaux sur les fougères de La Réunion. La nouvelle espèce de palmier remarquée par Thérésien Cadet a été décrite et nommée par Nicole Ludwig Acanthophoenix rousselii. La publication scientifique doit comporter une description de l’espèce, un nom répondant à la nomenclature linnéenne et l’endroit où sont déposés les types, en particulier celui qui a servi à la description : l’holotype. L’holotype doit être déposé dans un musée ou un institut public, et non dans une collection privée pour pouvoir être consulté facilement.
Même si le décalage s’accentue entre une nomenclature établie il y a plus de deux siècles et la biologie moderne fondée sur le concept d’évolution, et si la nomenclature binominale évolue, les codes internationaux de nomenclature zoologique et botanique donnent encore aujourd’hui une priorité absolue aux écrits de Linné.
Intêret des noms scientifiques
Les noms latins paraissent rébarbatifs au grand public. Ils sont pourtant indispensables. Les centaines de milliers d’espèces animales et végétales décrites par les biologistes portent toutes des noms latins du même type, reconnus et acceptés par l’ensemble de la communauté scientifique internationale qui peut alors étudier, échanger, communiquer par delà les frontières. C’est une sorte d’espéranto scientifique.
Quelques remarques amusantes :
Le petit cône de scories au pied du pas de Bellecombe a été baptisé Formica leo (Formica : fourmi en latin ; leo : lion - et non Formica les hauts ! - par Joseph Hubert en 1753 en raison de sa ressemblance avec le piège de la larve du Fourmilion. Joseph Hubert est considéré comme le premier savant de La Réunion. Le nom de genre qu’il a donné en 1753 n’a pas été validé par Linné en 1769 qui a choisi Myrmeleo en privilégiant la racine grecque !
Le centre d’études des tortues marines a vu la créolisation du genre Chelonia (tortue en grec) en Kelonia.
Dans les journaux, quelquefois, le Tamarin (Tamarindus indica) devient le “Tamarin du syndicat”.
Ces noms impressionnent, mais ils sont parfois simplistes - Chlorophytum signifie mot à mot plante verte - ou même erronés : Le palmiste poison ou palmiste cochon est nommé Hyophorbe indica bien qu’il soit endémique de La Réunion. A-t-il été décrit pour la première fois dans un jardin botanique indien ?
Le bois blanc (Hernandia mascarenensis) est un endémique de La Réunion et non pas des Mascareignes.
Tristemma mauritiana est malgache.
Ces erreurs, bien que reconnues, sont conservées à cause de la règle de l’antériorité : le premier nom, même erroné, prévaut sur les noms ultérieurs.
Il faut savoir aussi que le même nom de genre peut être attribué en même temps à un animal et à un végétal : Cecropia désigne un papillon de nuit et un arbre, Pieris un papillon et une bruyère, Bougainvillea une plante et une méduse, ... et même à deux animaux très différents : Apus est un crustacé et un martinet. [...]
à suivre...