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par le Dr Raymond Vergès

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Ces labyrinthes dont on perd la trace (la disparition de Borges)

jeudi 15 mars 2012

C’était en 1983, à moins que ce ne fut en 1985, je le tiens d’amis normaliens Guy Barbulesco, Luc Fessier, ou peut être bien du poète Sourdillon, Schiano — ma mémoire tremble ! —, alors que je corrigeais inlassablement un article, une copie, que je révisais un cours, lisais un essai sur L’Emploi du temps de Butor, Le Château de la colère de Barricco, Greenaway, Perrec, Perrault, non, sur la Douat des Anciens égyptiens, dans un de ces interminables RER de la fourmilière parisienne, je me suis mis à songer à la description qu’ils m’avaient faite de la venue de Borges au Collège de France et en même temps à cette remarque de Céline : « le monde industrialisé a créé un dédale absurde dans lequel l’homme se perd. Les tramways matinaux évoquent le minotaure. » Les boyaux du minotaure étant l’exact image intérieure du labyrinthe de pierre dans lequel l’homme monstre se trouvait, aussi être avalé par lui ne pouvait aucunement constituer la solution à l’énigme de Minos. Mais faudrait il être bien chameau pour sortir par le chas de cette aiguille !

Pour aller où, si c’était pour se faire piquer ailleurs à nouveau par d’autres épingles ? À moins qu’il ne faille attendre Godot au plus profond des parkings souterrains avec Vladimir et Estragon comme seuls spectateurs. La seule issue au labyrinthe, comme le dit Borges, étant de l’aimer, de le faire sien : de l’avaler soi même comme le fait le minotaure de sa victime ; pour cela, il faudrait renverser l’image et devenir soi-même labyrinthe. Ou sortir tout entier par son propre trou.

Ils m’ont raconté l’étrange impression que leur a donné le vieil aveugle (1899 1986), venu au Collège de France, ce vieux sage, qui au milieu d’un parterre de personnes qui étaient venues l’admirer — des voyeuristes !, tandis que lui seul semblait voir de l’intérieur et rayonner alentours. Tous ceux qui s’étaient pressés à son chevet, dans un renversement ironique, semblaient chercher, aveugles, quelque chose qu’ils ne verraient définitivement pas, devant eux, oui, qui se tenait là, souriant, presque miséricordieux. C’est cela qu’ils évoquaient dans une voix pleine de rage à demi étouffée.

Faux exégètes, illusionnisme critique, développements dialectiques rigoureux sur une base inventée, fausses citations, Borges est obligé de l’affirmer lacunairement en titre, Ficciones, « Fictions » pour déjouer toute tentative de récupération de la part de la réalité, tant les détails bibliographiques sont hyperréalistes, et les reprises du réel fréquentes. Et encore, en doute t on ! Et au centre de ces fictions, la bibliothèque infinie, le labyrinthe circulaire du temps, la puissance du trope trompeur, le polar métaphysique, les apartés fictionnels, mirages et autres

brouillards/brouillages narratifs : « II y a un indéchiffrable assassinat dans les pages initiales, une lente discussion dans celles du milieu, une solution dans les dernières. Une fois l’énigme éclaircie, il y a un long paragraphe rétrospectif qui contient cette phrase : ’Tout le monde crut que la rencontre des deux joueurs d’échecs avait été fortuite’. Cette phrase laisse entendre que la solution est erronée. Le lecteur, inquiet, revoit les chapitres pertinents et découvre ’une autre’ solution, la véritable. Le lecteur de ce livre singulier est plus perspicace que le détective... (Examen de l’ouvre d’Herbert Quain) ». L’assassinat prémédité du héros du livre par le lecteur amené, grâce à la virtuosité de l’auteur, à le dépasser. L’auteur parti à la chasse au narrateur.

Avec ce rêve, toujours distancié, qu’il existe quelque part un catalogue des catalogues, une encyclopédie qui serait à la fois le miroir du monde et le centre du labyrinthe.

Parce qu’à l’horizon du travail de Borges, il y a une réflexion maintenue sur le livre, sur sa capacité à tirer du réel sa matière et sa possibilité utopique à l’épuiser tout en le renouvelant : « Je m’étais demandé comment un livre pouvait être infini. Je n’avais pas conjecturé d’autre procédé que celui d’un volume cyclique, circulaire. Un volume dont la dernière page fût identique à la première, avec la possibilité de continuer indéfiniment. Je me rappelai aussi cette nuit qui se trouve au milieu de 1001 Nuits, quand la reine Schéhérazade (par une distraction magique du copiste) se met à raconter textuellement l’histoire des 1001 Nuits, au risque d’arriver de nouveau à la nuit pendant laquelle elle la raconte, et ainsi à l’infini. (Le Jardin aux sentiers qui bifurquent) ».

Merveilleuse allégorie de la ligne d’écriture, fil d’Ariane assurément, mais aussi par un renversement, dont l’auteur a le secret, il évoque un autre labyrinthe : « Dans votre labyrinthe, il y a trois lignes de trop, dit il enfin. Je connais un labyrinthe grec qui est une ligne unique, droite. Sur cette ligne, tant de philosophes se sont égarés... (in La mort et la boussole) ». Alors, pensez vous, tous les autres écrivailleurs, où en sont ils dans ce labyrinthe de la ligne droite.

Jean-Charles Angrand


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