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par le Dr Raymond Vergès

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Fête d’Halloween chez Sénèque

jeudi 7 novembre 2013

“L’Apocoloquintose du divin Claude (Divi Clavdii apocolocyntosis)” de Sénèque, aux éditions des Belles Lettres.

La nuit tombe. Tambourinades à la porte. Des voix aigres, peu amènes, me parviennent : « on-veut-des-bonbons-on-veut-des-bonbons !... ».

Diabétique comme je suis, mon médecin me défend toutes sucreries, je n’ai ni berlingots, ni bêtises, ni réglisses, ni guimauves, ni confiseries, ni même gâteaux ou biscuits à offrir, en avoir reviendrait à signer mon arrêt de mort. Dans l’espoir de ne pas attirer l’attention, j’avais éteint toutes les lumières, j’étais plongé dans mon bain : les sorcières sont à l’image de leurs chats noirs, elles détestent l’eau. Je retiens mon souffle.

La Nuit des Sorcières tisse sa gigantesque toile dans le vent froid. On les entend rôder près des habitations, elles vous hèlent à votre porte, et si vous n’avez pas de bonbons pour apaiser leur avidité, c’est vous qu’elle dévore.

À la chauve-souris, elles vont et viennent à califourchon sur leur balai, lancent des injonctions. Demain, on retrouvera des araignées sous les escaliers. Elles sont accoutumées à faire leurs nids dans leurs cheveux du fait que les sorcières ne les coiffent jamais et que jamais elles ne les lavent. Toutes celles qu’on aperçoit dans les coins ont chuté de leurs tignasses. On prétend même que les arachnides se faufilent sous nos portes pour leur servir d’espionnes. Moi je les coince avec mon aspirateur.

Le vacarme de la nuit m’a empêché de fermer l’œil. Assoupi, je me réveille en sursaut : j’ai rêvé de citrouilles. J’ai écouté à la porte, et pour tromper mon insomnie, j’ai fait une version latine. « Quis coacturus est ? Ego scio me liberum factum, ex quo suum diem obiit ille qui uerum prouerbium fecerat, aut regem aut fatuum nasci oportere. Si libuerit respondere, dicam quod mihi in buccam uenerit. Quis unquam ab historico iuratores exegit ? Tamen, si necesse fuerit auctorem producere, quaerito ab eo qui Drusillam euntem in caelum uidit : idem Claudium uidisse se dicet iter facientem <> ». Je traduis : « Qui va m’y forcer ? Ne suis-je pas libre depuis qu’il mange les pissenlits par la racine celui qui à coup sûr incarnait le proverbe : Il faut être né roi ou idiot ? Et s’il me plaît, moi, de répondre... je dirais ce qui me viendrait à l’esprit. Mais enfin, qui réclame à l’historien des témoins dignes de foi ? A supposer qu’il faille produire des garants, j’achèterais, moi, celui qui a vu, de ses propres yeux, Drussilla monter au ciel ; il pourra dire aussi avoir vu Claude faire le même chemin d’un pas inégal... ». Les spécialistes vont hurler ; cette fois, les feulements des loups garous et autres goules les couvriront. Qu’a-t-il vu, le sénateur Livius Geminius, lui qui avait juré, quelques années auparavant, avoir vu la sœur de l’empereur Caligula, que celui-ci voulait épouser, monter au ciel afin que les pouvoirs publics lui rendent les honneurs divins ?

Durant des années, Sénèque avait été contraint de célébrer l’empereur Claude ; ne voilà-t-il pas qu’il demande des nouvelles post-mortem de l’empereur Claude à Geminius, le sénateur-voyant. À la mort même de l’empereur, le philosophe avait été chargé d’écrire une oraison funèbre, chantant la déification de l’empereur, comme il en est l’usage depuis Auguste. L’hypocrisie étranglait Rome. L’empereur honni, empoisonné par Agrippine qui fomentait pour le pouvoir, quitta ce monde pour l’Olympe. « C’étaient les plus belles obsèques du monde. (…) C’était une allégresse, une gaieté universelle ; le peuple romain allait, venait avec le sentiment d’être libre ». Et avec Claude, sinueux, le style sénéquien monte vers les dieux, par la voie Appienne.

Accompagné de la Fièvre seule, les autres dieux étant restés à Rome, l’empereur défunt n’y fut point accueilli, à l’exception d’Hercule qui se trouvait là et à qui Claude fut si bien présenté qu’il réclama au héros la tête de celle qui l’avait présenté. Le champion aux 12 travaux le pria alors de dire qui il était. « C’était moi, lui répondit le tyran, qui rendais la justice devant ton temple. Tu sais quels tourments j’y ai endurés à écouter, de jour et de nuit, les avocats : si tu avais eu affaire à eux, quelque courageux que tu croies être, tu aurais préféré nettoyer les écuries d’Augias ; j’ai pompé là bien plus d’ordures ».

Comme Hercule redoutait les coups d’un fou, il informa les dieux de la venue de Claude. Réunies, ces divinités décidèrent d’expulser Claude, direction les enfers. Il y retrouva ceux qu’il avait fait exécuter. Éaque, le juge infernal, obligé d’intervenir, condamna Claude à un supplice tartaresque. Addict aux jeux, le défunt se devait de lancer les dés avec un cornet percé, jusqu’au moment où Caligula, son aïeul, le voyant si bien attaché à son emploi, le réclama comme esclave. Le serviteur y fut si exécrable qu’il fut remis à Éaque qui, ne sachant qu’en faire, le citrouillifia une bonne fois. Ce qui fut fait en un style rugueux, riche et heurté.

Jack O’Lantern (Jack à la lanterne), le personnage de la mythologie celtique, ne connut pas un autre dénouement. Lorsque Jack, personnage malicieux, mourut, le paradis lui fut refusé. Il ne fut pas non plus accepté en enfer, car il avait aussi joué des tours au diable. Il fut donc condamné à errer sur terre, muni en tout et pour tout d’une lanterne en forme de navet creux, contenant des braises ardentes : Falstaff en citrouille. Ce qui était le diable pour certains fut la justice pour d’autres.

Ce petit matin du vendredi qui ouvrait le mois de novembre me vit sortir de ma lecture latine. Les sorcières ne m’avaient pas attrapé. Je ris : « Puisqu’elles ne m’ont pas eu, que mes propres mots m’attrapent ! », et je me mis à réciter le vieux grimoire :

“Si le jour du vendredi
T’a fait carpe dans l’étang,
Souris !
Je te ferai pêcheur pêchant
Et tu m’en feras autant :
Nous nous pêcherons tous deux, carpes dans l’étang”.

Je me suis alors noyé dans l’étant. N’oubliez pas : les sorcières gagnent toujours.

 Jean-Charles Angrand 


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