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Le clair de lune de Jules Renard

jeudi 4 septembre 2014, par Jean-Baptiste Kiya

Poil de Carotte, suivi de La Conférence de Nevers et de La Bigote, pièce en 2 actes, de Jules Renard, en Folio Classique.

Un critique a dit de lui qu’il était le plus japonais des écrivains français, ce qui lui faisait répondre : « C’est exact, et ça vexera les Chinois » - répartie doublement ironique quand on songe qu’il était loin de se méprendre sur l’impact et l’intérêt que son œuvre suscitait auprès du lectorat chinois.
On n’a pas cru pourtant si bien dire : la vérité est sous le tapis. Elle a été balayée avec soin sur le sol de la vie et on s’en est ensuite débarrassé à l’abri des regards.

Les grands maîtres rinzaï montraient le chemin du bout de leur pinceau quand, d’un trait d’encre, faisant balancer l’ombre avec la lumière, ils suggéraient que le christianisme ne tenait pas. Ils ne le disaient pas ainsi. Pas de cette façon que l’on a, jamais. Ils ne développent pas : ils enveloppent leur pensée de nuages. Le développement est une méthode laissée aux vautours et aux Occidentaux. Les maîtres du zen évoquent, eux, d’une encre légère, « le naufrage des trois mondes ». C’est tout, et ils s’en vont.

Naufrage de ce monde d’abord, une évidence. Seul le rire nous permet de (le/se) tenir. La notion de l’enfer elle-même est un naufrage. Le paradis l’est également en ceci qu’il tient aux deux autres et qu’il se pose comme un point d’arrivée. L’étagement en trois de ce monde porte en lui-même assez la défaite de la pensée de l’Occident.
La sagesse zen remet en cause la dualité, il n’est pas vrai de dire par exemple que la haine est le contraire de l’amour, elle lui est sans doute sa meilleure alliée. Prenez la langue, faites entrer toutes les lettres dans un carré de 5, auquel vous ajoutez une case. Pour situer le centre de l’alphabet, il suffit d’en tracez les diagonales. Le point d’intersection l’indique, qui se trouve entre « Haine » et « Aime ». L’un masculin, l’autre féminin, et ils vont ensemble ; ils sont côte à côte.
Ce qui fait la richesse et la beauté de la pensée zen, c’est qu’elle ne pèse pas davantage que la soie sur la main, pas plus que le papillon qui vole.
La pilule de Bouddha, la « pilule aux six caractères », fait tout vomir pour ne garder que l’essentiel. Ainsi de Poil-de-Carotte.

***

Il vient de rentrer de l’école, Maman est dans la chambre de son frère absent, elle se repose dit papa qui regarde la télé, tout seul. Julien comprend qu’ils se sont encore disputés.
Il rentre dans sa chambre. Les portes sont fermées. On n’entend plus que la télévision.
***
Le poète a dit : « Les petits enfants, ça rapetisse en grandissant ». L’enfance, même mauvaise, même empoisonnée, est tragique : il faut en faire son deuil. Il ne reste plus qu’à se représenter ce qu’elle aurait pu être, si elle avait été meilleure, le conjuguant au conditionnel passé qui est une surenchère où l’imaginaire le dispute au temps.
***
Ce soir, maman est avec des invités, elle s’indigne : ses élèves ne savent pas où se trouve l’Oise. Ils sont complètement incultes.
Julien non plus ne sait pas où se trouve l’Oise. Il se tait.
***
On a sans doute un peu plus de sympathie pour Jules Renard qu’il n’en a pour lui-même. Sans doute cela tient-il aux enfances conquérantes et victorieuses à la Bazin, auxquelles on a toujours préféré les enfances honteuses et maladroites qui tiennent sans doute plus à l’essence même de l’enfance. C’est à cela que renvoie l’expression « l’œil clair » que l’on a employée pour qualifier la façon de voir de Jules Renard.
***
Le chat est malade, il est affamé, mais papa l’oblige chaque matin à monter sur lui pour lui donner le trop peu de pâtée. Le chat n’en a plus la force.
Puis le chat est mort, le vétérinaire l’a piqué, il ne vomira plus sur la moquette, papa ne criera plus. D’ailleurs on ne veut plus de chat à la maison. On aura des chiens.
***
Ce qui reste à Poil de Carotte de son enfance, ce sont des ruines, des mots, et surtout des silences. Son livre lui est venu « par bouffées », dit-il. C’était sa façon à lui de saluer l’horloge.
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Il a dit quelque chose, en l’air. Et sa mère lui répond : « Si la mère est conne, elle n’aime pas trop qu’on le lui rappelle ». Julien est surpris, il n’a pas compris pourquoi elle dit ça.
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Si La Bigote, pièce écrite à la fin de sa vie, explique le secret de famille qui plane au dessus du petit chef d’oeuvre qu’est Poil de Carotte, écrit au début de sa carrière littéraire, s’il est aujourd’hui possible de divorcer au sein du couple, comme cela ne l’était pas au temps de Monsieur Lepic, il n’est toujours pas possible aux enfants de « divorcer » de leurs parents.
***
Dans la cuisine, sa maman lui a dit qu’un ami l’avait appelé : elle déforme le nom, comme si elle ne savait pas qui c’était : pourtant l’ami est déjà venu manger à la maison. « Il n’a pas été poli. » Julien est étonné. Le petit frère est là qui sourit.
Puis elle quitte la cuisine avec le petit frère bras dessus bras dessous.
***
Si Jules Renard n’est pas tout à fait Japonais, il a été surpris sur la voie. Il laisse encore trop de part à l’enfer. Pour trouver le Renard japonais, il faudrait le chercher dans ses Histoires Naturelles : ses leçons de choses sont des leçons de regard.
Après être passé à travers un certain nombre d’épreuves, on a peut-être envie, à l’instar d’un Jules Renard qui aurait viré japonais, de mener une vie aussi plate qu’une chaise vide.

Jean-Charles Angrand

À Romain Sainte-Rose.


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