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Paternité de Charles Angrand (6) : cette brume qu’accroche le grain du papier

jeudi 8 septembre 2016, par Jean-Baptiste Kiya

Le Chat Noir et autres nouvelles d’Edgar Allan Poe, en Folio junior.

C’est une question de mur. Ainsi que d’échos renvoyés par ses pans. Ils n’en sont pas nécessairement les victimes, les chats, mais parfois les compagnons du clair de lune.

Au premier rang des similitudes troublantes, les chats d’Angrand et de Poe ont en commun l’affection. Dans le conte du poète de Baltimore, l’animal suit le narrateur dans la maison partout où il va, « Ce n’était pas sans peine non plus que je parvenais à l’empêcher de me suivre dans les rues ». Il n’est pas peu de dire que le chat de Poe suit son « maître » comme son ombre, puisqu’il en dévoilera même l’ombre de sa personnalité : alcoolisé et furieux de cette énigmatique fidélité, l’homme énucle l’animal d’un coup de canif.

La problématique majeure du « Chat Noir » réside dans la vision : plus précisément dans la dialectique du ‘voir et ne plus voir’ (ce sur quoi joue Angrand aussi – un œil pour voir, un œil pour concevoir), et sur cet axe s’inscrit toute l’action. Parce qu’il n’en peut plus de voir son forfait, le narrateur de Poe pend l’animal précisément à l’arbre dans lequel il se plaisait à grimper : son maître le pend « avec des larmes plein les yeux » : des larmes qui troublent sa vision, en atténue non seulement la clarté, mais la cruauté. Angrand dissimule pareillement dans une brume lumineuse les larmes de son histoire d’amour et de jumeaux.

Le mur fixe la limite du regard, support du secret, et de son dévoilement : l’incendie accidentel de la maison fait apparaître sur le blanc du mur le spectacle hideux du crime : la silhouette du chat pendu. Là se rejoue la scène que le narrateur voulait oublier. « La chute des autres murs, explique-t-il, avait comprimé la victime de ma cruauté dans la substance du plâtre fraîchement étendu ; la chaux de ce mur, combinée avec les flammes de l’ammoniaque du cadavre, avait ainsi opéré l’image telle que je la voyais ».

De façon proche, le fantôme du chat rôde dans la brume des crayons Conté d’Angrand, se promenant, s’égarant, apparaissant et disparaissant avec une discrétion et une délicatesse lunaires : « chat qui s’en va tout seul » dont la queue aérienne dessine une arabesque nocturne qui ne cesse d’inspirer l’artiste. Comme il est écrit à Gustave Kahn, le félin d’Angrand a « un fil à la patte », celui de Poe une corde au cou.

Le cadavre de l’épouse du conte cruel est dissimulé dans l’épaisseur du mur, emmuré de silence - comme le fut Angrand par son neveu. Mais le chat emprisonné dans le mur avec le cadavre, miaule et interpelle le passant, en dénonçant le crime. Le meurtrier trahi par le chat qu’il nourrissait. De semblable façon, la lithographie du chat noir dévoile la supercherie du neveu d’Angrand.

N’est-ce pas « Dehors ! » qu’Angrand titra son œuvre de 1899 (reproduite dans le précédent article). Contrairement à ce qu’écrivait Aline Dardel, sous le conseil de Pierre Angrand, dans le dossier qu’elle consacra aux publications de Jean Grave (« Il s’agit d’un chat regardant au travers d’une fenêtre vers la lumière, la liberté »), le chat ne regarde pas vers l’extérieur, puisqu’il est déjà à l’extérieur. L’animal est positionné sur le rebord d’une fenêtre qu’un mur d’un noir de fumée borde : un mur qui sépare, qui dissimule la flamme, la femme, Antoine et Emmanuel. Le chat regarde à l’intérieur, il en a été chassé, tel est le sens de l’exclamation du titre ; il revient inlassablement, guette un geste pour pouvoir se faufiler à l’intérieur et reprendre sa place ronronnante. C’est un acte d’amour que nous raconte l’œuvre, non une soumission, encore moins une liberté. L’animal agit en tout point comme celui de Poe. Mais devant ce chat, Mme Dardel et Pierre Angrand érigeaient un mur de plus, celui du contresens volontaire.

Trois lettres constituent le puzzle du chat noir d’Angrand. Une première destinée à Jean Grave, de novembre 1899, la deuxième à son ami Dezerville, et enfin celle qui est envoyée à Signac - ces deux dernières datées de décembre 1899.

En novembre, l’artiste annonce à Jean Grave, qui prépare un album de lithographies dans le cadre de la propagande par l’image, un « sujet un peu quelconque : détail de la vie rustique, simple essai de clair-obscur en vague symbole, si vous désirez une désignation (ajoute-t-il), il me semble que ce serait celle-ci : ‘Dehors !’ conviendrait ». Il a bien conscience que le sujet échappe à la ligne anarchiste. Ce qui est conforté par ce qu’il écrit à son camarade Paul Signac, le mois suivant : « le sujet vraiment ne vaut pas le temps que j’y aurai consacré : un chat laissé dehors le soir et qui se silhouette sur l’appui d’une fenêtre éclairée ». Un chat « dehors », oui, et qui veut rentrer. Le troisième élément qui s’ajoute aux premiers est tiré de la lettre à son ami de longue date, Dezerville, dans laquelle il évoque la « litho », il dit que la diligence part à 6 heures du matin, que « c’est trop tôt pour un chat frileux tel que moi. Sachez que ce nom de chat m’a perduré. J’ai peine à me rappeler exactement les origines de ce baptêtme ». Précisément, la lithographie « Dehors ! » est une œuvre autobiographique symboliste. La figure du chat étant une métaphore de l’artiste qui signait « Ch. A » : chat… sur nombre de ces œuvres. « On chasse ce qu’on peut », était porté en illustration d’un dessin pour Grave de septembre 1907 - et pas seulement le lapin, le chat aussi. Chasser dans les deux sens du terme : chasser de la maison, tué et enfoui. Chassé par le neveu, revenant par le petit-fils, chassé par la porte, il revient par la fenêtre. Le chat noir porte la nuit sur son pelage, mais la lumière dans ses yeux, il éclaire ce qu’il voit comme le chat de Bachelard.

Suivons Poe, encore, nous y trouverons peut-être d’autres réponses. « Le Portrait ovale », portrait d’une jeune fille d’une très rare beauté, « ne haïssant que l’Art qui était son rival ». L’idée romantique que l’art vampirise la vie. Peindre la vie, c’est peut-être tuer le modèle : « les couleurs qu’il étalait sur la toile étaient tirées des joues de celle qui était assise près de lui. » Je rêve à la jeune femme nue que Charles Angrand peignit, qui ressemble tant aux mères des Maternités. Peut-être Poe peignait-il cette histoire avant qu’elle ne se produisît.

Jean-Baptiste Kiya


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