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par le Dr Raymond Vergès

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Chronique d’une récupération annoncée

La Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise

mercredi 31 mars 2010


Suite à une tribune libre de Noël Imbert-Bouchard paru dans “Le Quotidien” concernant la MCUR, sous le titre “Chronique d’une mort annoncée”, Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou ont tenu à apporter quelques précisions. Voici le texte de cette contribution, avec des intertitres de ’Témoignages’.


Dans un article du 28 mars 2010 dans le “Quotidien de La Réunion”, Noël Imbert-Bouchard tente d’analyser ce qu’il appelle la « faillite » du projet de la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise. S’il reconnaît la nécessité d’un centre culturel ambitieux, il fait reposer son analyse sur de nombreuses mécompréhensions, poursuivant ainsi une désinformation sur les objectifs, la réflexion sur le mode de fonctionnement et d’exploitation, l’architecture, les fonctions et la philosophie du projet. Comme tant d’autres, il continue à ignorer le travail accompli par l’équipe de la MCUR, ce qui le conduit à des conclusions erronées. Deux axes se dessinent dans cette nouvelle argumentation : le fonctionnement aurait été coûteux et le contenu était controversé.
Sa conclusion est claire et nous nous doutions depuis longtemps qu’elle finirait par s’exprimer : un centre culturel oui, mais pas la MCUR, un centre culturel oui, mais dont le contenu n’est pas celui de l’égalité des cultures et la valorisation des pratiques vernaculaires, mais un centre sans âme.
Nous voyons se dessiner une récupération de l’idée de centre culturel, et lorsque nous avions rencontré des représentants d’ODIT-France, nous avions souligné l’importance pour le tourisme culturel, le développement, la formation de la création d’un centre culturel.

Reprenons quelques-unes des remarques de M. Imbert-Bouchard :

• À ses yeux, être « la propre fille de Paul Vergès » disqualifie automatiquement Françoise Vergès d’occuper le poste de chargée de mission pour l’équipe scientifique et culturelle, l’équipe projet de la MCUR. D’une part, faut-il vouloir que tout lien familial sera aussi scrupuleusement dénoncé et que toute personne ayant un lien familial avec un élu sera automatiquement disqualifiée quels que soient ses compétences, son expérience et le travail accompli ? De Saint-Denis au Tampon, de Saint-Pierre à Saint-Paul, les projets dont ces personnes s’occupent devront alors être automatiquement soupçonnés d’illégitimité. L’atmosphère délétère que cela annonce augure mal de la société de demain. D’autre part, il nous est permis d’espérer qu’une certaine exigence morale finira par s’imposer à La Réunion afin de construire un espace de débat ouvert et démocratique loin des scories coloniales et des fantômes de l’anticommunisme.

• De nombreuses régions de France ont élaboré des solutions à l’exploitation et au fonctionnement de musées et centres culturels : réseau muséal, mutualisation des ressources humaines, des collections, de la billetterie, de la programmation… pour mieux répondre aux enjeux, réduire les coûts, rendre plus efficace le fonctionnement. Dès 2005, nous avions suggéré de créer un réseau muséal territorial (Département et Région. Nous avions même rencontré la présidence du Département à ce sujet) avec mutualisation des collections, des ressources… Nous avions entrepris d’explorer cette piste, d’entreprendre un travail collectif, mais nous n’avons pas été suivis. Nous sommes sûrs cependant que cette approche, dont M. Imbert-Bouchard ne parle pas, sera finalement adoptée. Il est inconcevable de penser que sur un petit territoire comme La Réunion, une politique muséale cohérente ne soit pas élaborée. Le tournant de 2014 rendra inévitable la réflexion sur cette question. Nos questions reviendront alors sur le tapis et nous aurons simplement le tort d’avoir eu raison trop tôt.

• Remarque sur la pauvreté de la population et la fréquentation des centres culturels : il existe des régions où les populations sont aussi pauvres que celle de La Réunion et des solutions sont trouvées pour fidéliser les publics. Ne stigmatisons pas la population réunionnaise ! Voyez ce qui se fait dans le Nord-Pas-de-Calais à Lens avec la branche du Louvre : région dévastée à fort taux de chômage, et tous les élus, de gauche comme de droite, se sont accordés sur la nécessité d’un centre culturel.

• Les publics : Nous n’avons cessé de développer des études sur les publics réunionnais, sur la fréquentation des musées à La Réunion, départementaux comme régionaux, d’en étudier l’accueil, la visite, les outils éducatifs. Ces études nous ont énormément appris sur ce qu’il fallait éviter et ce qu’il fallait développer. Pour nous, cet « observatoire des publics » devait rester dynamique, ouvert à toutes les suggestions. Les chiffres de fréquentation suggérés par l’auteur s’appuient des études qui ne prennent peut-être pas assez en compte plusieurs paramètres que nous avions aussitôt intégrés : illettrisme, manque de culture muséale, perception que le musée n’est pas pour les gens modestes (l’expérience du Mac/Val — un musée d’art contemporain dans un département de “banlieues” à population pauvre — prouve que l’on peut dépasser cette perception), désir de voir les cultures d’origine valorisées (étude de la MCUR). Nous avons été les premiers à offrir aux malentendants la possibilité d’assister à nos conférences, les premiers à travailler avec des associations sur les besoins et attentes des publics à besoin spécifique. La plupart des musées et équipements culturels ne prennent pas en compte ces besoins.

• Les exemples qu’il cite de musées récents et de leurs problèmes demanderaient à être affinés. Les attaques sur le musée du Quai Branly sont anciennes (pillage, regard occidental…), le débat continue, et la Direction du musée, consciente de cette controverse, au moins s’y confronte. On est donc loin du constat de M. Imbert-Bouchard qui en reste à la controverse d’ouverture. Sur la CNHI, l’honnêteté exigerait de reprendre le processus de gestation du projet, l’ambivalence de l’État devant ce projet (jamais officiellement inauguré !). Et entre Branly et la CNHI, les différences de fréquentation sont de taille ! Ce n’est pas pour rien que nous travaillions avec Branly. Comparer la MCUR et Vulcania (une muséographie étonnante, mais pas d’étude des publics) est totalement absurde. Nous lui laissons la responsabilité de juger la programmation du Centre Tjibaou « indigente ». M. Imbert-Bouchard ne connaît pas le travail d’études que nous avons fait, la connaissance que nous avons des différentes expériences de musée. Il nous prête une ignorance sans aucune preuve. Nous étions extrêmement attentifs à toutes ces questions et l’architecture répondait au désir de faire de la MCUR un lieu attractif de loisir, de repos et de savoir. Laissez-nous au moins le bénéfice du doute et ne jugez pas sans preuves !

Maintenant, sur quelques-unes des formulations et conclusions :

L’expression « forme de communalisme dynamique » nous semble très problématique. Le terme « communalisme », emprunté à l’anglais, désigne une forme de vivre-ensemble autour d’une idée de communauté fermée. Nous défendions le contraire. La société réunionnaise est fragile, très fragile, et son vivre-ensemble est quotidiennement menacé par des forces internes et externes, mais elle est loin d’être communaliste. Par contre, rien n’est fixe dans une société et ce qui hier apparaissait harmonieux peut se dissoudre brutalement. Il faut donc nourrir quotidiennement ce qui est singulier à la société réunionnaise : cette capacité de vivre ensemble en préservant de grandes différences. Ne nous cachons pas les tensions, les expressions de racisme et de xénophobie. Il faut apaiser, conforter et réconforter, souligner et valoriser les valeurs positives, et c’est un travail intellectuel quotidien. Or, nous sommes dans une société où “intellectuel” est une insulte.

L’expression « objets anecdotiques » révèle une mécompréhension profonde de la muséographie de la MCUR. M. Imbert-Bouchard se réfère toujours au programme scientifique et culturel de 2005, ignorant les nombreuses publications depuis, les études muséographiques, et les rapports de professionnels de muséographie, c’est-à-dire la mise en œuvre du programme. Nous ne mettons pas en cause les compétences de M. Imbert-Bouchard en matière de muséographie innovante, mais nous avons constamment fait évaluer nos propositions à travers des confrontations avec des spécialistes reconnus. Les muséographes avec qui nous travaillions sont nationalement reconnus et ont une expérience muséographique reconnue. Entre le programme scientifique et culturel (2005) et aujourd’hui, il s’est écoulé cinq ans pendant lesquels nos idées ont été soumises à l’épreuve de la muséographie.
On ne peut donc continuer à affirmer que le « synopsis de l’exposition principale est finalement classique et peu créatif ». On peut taper sur Françoise Vergès, c’est devenu un sport local, mais on doit justifier pourquoi on disqualifie l’opinion de Conservateurs du patrimoine comme Germain Viatte et Michel Collardelle, d’artistes internationalement reconnus, de muséographes, de commissaires d’expositions qui ont validé le projet muséographique, l’ont qualifié d’innovant, et en ont fait un exemple de muséographie d’avenir… Nous avons chaque fois fait appel aux plus grands spécialistes en matière de graphisme, de recherche, de multimédia, de muséographie. Quel est l’intérêt qui se masque derrière cette disqualification ? Pour une fois, pour une seule, que nos détracteurs soient honnêtes. Reconnaissez au moins le travail accompli. Mais il vrai que cela lèverait le masque sur les vraies raisons de rejeter le projet de la MCUR.

« Certaines prises de position théorique font débat », écrit M. Imbert-Bouchard. Il parle d’un « exercice de mémoire et de reconstitution de la parole perdue » qui serait « sans nuance, dans le but de générer un pathos expiatoire — sur l’esclavage — et d’imposer une vision duale de l’histoire — sur le colonialisme et le post-colonialisme français ». Certes, M. Imbert-Bouchard précise qu’il s’appuie sur ce que disent deux « historiens » sur le projet. Comme expert en ingénierie, il aurait pu aller plus loin et se pencher sur les documents de la MCUR plutôt que de s’en remettre à ce qu’en disent ses adversaires. Il aurait ainsi pu confronter les deux points de vue. Là, il assume que ce qui est dit par les détracteurs est forcément vrai. Étrange méthode de travail. D’une part, nous voudrions une fois pour toutes que M. Imbert-Bouchard, comme d’autres, disent clairement pourquoi et en quoi des spécialistes internationalement reconnus dans leur domaine, comme les professeurs Abdul Sheriff (histoire de l’océan Indien), Ahmed Djebbar (histoire des Sciences arabes jusqu’au 16ème siècle), Sanjay Subramanyan (qui parle six langues, histoire de l’Inde antique et moderne), Catherine Coquery-Vidrovicth (histoire de l’Afrique), Michel Didier (histoire de la Navigation chinoise), Stéphane Pradines (archéologie de Kilwa) et tant d’autres ne sont pas à la hauteur ? Comment peut-on affirmer sans preuves et sans honte que nous cherchions à « générer un pathos expiatoire — sur l’esclavage » ? C’est un mensonge. Comment peut-on affirmer sans preuves et sans honte que nous cherchons à « imposer une vision duale de l’histoire — sur le colonialisme et le post-colonialisme français » ? C’est un mensonge. Nous ne sommes pas obsédés, comme nos détracteurs, par ce genre d’approche. Il était bien plus important pour nous de mettre en scène dans les 300 installations scénographiques (l’installation sur l’esclavage certes important n’en constitue qu’une), dans les 2.500 mètres carrés de l’exposition permanente, les processus de rencontres, d’échanges, de contacts et de conflits dans le monde indiaocéanique entre le 5ème et le 21ème siècle, de Français, de Malgaches, d’Africains, de Gujeratis, de Tamils, de Chinois, de Comoriens…, et d’ouvrir sur des perspectives et de la prospective.
L’indigence de cet argument révèle une volonté de masquer une opposition sur le fond en donnant de fausses informations. D’autre part, il suffit de lire les ouvrages de Françoise Vergès sur l’esclavage pour voir que dans tous, elle a justement interrogé le « pathos expiatoire » autour de ce thème, insistant toujours sur la complexité du commerce d’êtres humains et de l’esclavage. C’est lui faire insulte que de l’associer à cette approche. Parler de l’esclavage est un des grands enjeux nationaux. Cet enjeu exige sérénité, travail rigoureux et non invective et accusations infondées. Le système esclavagiste a modelé la société réunionnaise pendant près de deux siècles sur les trois siècles de son histoire. Ce serait honteux de ne pas en parler.

Le contenu de la MCUR rejeté

Mais c’est avec ces remarques que nous touchons au cœur du problème. Ce qui est rejeté avec la MCUR, et ce, alors que nous sommes conscients de nos faiblesses et de ce que nous aurions pu mieux faire car on peut toujours mieux faire, c’est bien un contenu. L’utilisation perverse du concept d’autonomie avec le rejet de la « goyave de France » autorise un repli identitaire qui fait fi de l’intérêt général. Nous l’avons souvent dit, il existe un dynamisme culturel, une créativité, un débat intellectuel français que nous recherchons. Pas la “métropole”, espace sans vie, sans littérature, sans arts, sans débat, espace creux du fantasme, mais un pays traversé de contradictions, de débats. Le débat sur l’identité nationale a donné lieu à des échanges vifs, des intellectuels ont pris position et des élus de l’UMP ont fait connaître leur refus de la problématique soulignant le danger de lancer un débat ouvrant la porte à toutes les dérives xénophobes, ce qui s’est vérifié. Ici, un des ateliers a été dirigé par Alexis Miranville, un des “détracteurs” de la MCUR. Si M. Imbert-Bouchard avait fait l’effort de consulter nos publications, il aurait pu constater que l’accusation « d’inexactitudes historiques » ne tient pas, c’est le résultat d’une lecture hâtive et biaisée.

Le rejet de La Réunion dans son environnement

Le contenu qui est rejeté n’est pas celui qui présente une vision binaire, mais celui qui resitue La Réunion dans son environnement géographique, historique et culturel, celui des six mondes qui ont donné naissance à sa société : Madagascar et les îles, l’Afrique de l’Est, la France et l’Europe, le monde musulman, le monde hindou et le monde chinois, celui qui cherche à donner à voir les processus de créolisation à l’œuvre sur cette île, qui valorise les créations de ceux qui, comme l’a écrit Aimé Césaire, n’ont « construit ni châteaux, ni palais, mais sans qui la terre ne serait pas la terre ». Le contenu qui est rejeté, c’est celui qui a créé le titre Zarboutan Nout Kiltir, qui a fait inscrire le Maloya Patrimoine mondial de l’Humanité, qui a fait venir des dizaines de conférenciers, qui a transmis aux écoliers des savoirs sur le royaume du Mwane Matapa, du monde maritime chinois et arabe, sur les itinéraires. Le contenu qui est rejeté, c’est celui que l’on trouve dans le catalogue où des dizaines d’artistes ont contribué.

Face à une révolution conservatrice

Chaque fois, les auteurs d’articles dénigrant le travail de la MCUR oublient toutes ces réalisations et que des personnalités, et pas des moindres — Stéphane Martin, directeur du musée du Quai Branly, Marc Augé, Maryse Condé, Abdou Diouf… — ont apporté leur soutien entier au contenu. En réduisant le projet à une personne systématiquement dénigrée à cause de son nom, chaque détracteur évite de répondre à la question essentielle qui se pose.
Qui a autorité à évaluer le projet scientifique ? Quelqu’un qui n’en connaît que des rumeurs ou celles et ceux, ici et ailleurs, qui ont pu directement et concrètement expérimenter ce que la MCUR se proposait d’offrir ? Aucun équipement n’a autant été sous la lumière des projecteurs. Au-delà des arguments tels que la « famille Vergès » qui rassemble tant de fantasmes ou la « fille Vergès », une insulte à toutes les femmes comme si elles ne savaient pas décider sans demander à “papa”, c’est bien le contenu qui était visé et nous reconnaissons ici le succès de la campagne de dénigrement.
On a pu observer ailleurs les éléments essentiels d’une offensive conservatrice : offensive sur le terrain du vocabulaire (« assistés » pour « pauvres », « élitiste » pour « chercheur ») ; imposer des adjectifs qui deviennent automatiquement associés à un terme (MCUR = projet « controversé », coût = trop cher, Françoise Vergès = « fille de », langue créole = « inculture ») ; et faire que les pauvres adoptent le vocabulaire des puissants. C’est sur le terrain culturel, celui du langage, que la révolution conservatrice s’est développée. L’hégémonie culturelle, expliquait Antonio Gramsci, c’est le consentement spontané donné par les faibles aux grandes orientations politiques et sociales dictées par le groupe dominant. Ce consentement s’explique par le prestige et la légitimité dont jouissent les puissants. Il est tel que ces derniers ont rarement besoin de faire appel à la force. Frantz Fanon appelait cela « aliénation », ou l’adhésion de ceux qui devraient s’y opposer à des notions qui les écrasent (le racisme intériorisé par exemple).

Le travail et les idées ne disparaissent pas

Il y aurait encore beaucoup à dire sur cet article qui reste à la surface des choses. La MCUR n’a jamais caché ses objectifs, ses méthodes, son travail. Elle a publié. C’est sur ce travail, ces publications, ces études, qu’elle devrait être jugée et non sur des fantasmes.

Nous n’avons aucune illusion. Nous serons encore vilipendés et moqués. Qu’importe. Le travail et les idées ne disparaissent pas.

Maryse Condé l’a dit avec talent : « Nos peuples sont fragiles. Ils le sont à la suite des conditions de leur passé et des difficultés qu’ils connaissent pour arriver à leur plein épanouissement. Ils ont trop tendance à se méfier d’eux-mêmes et à ignorer leur richesse culturelle indéniable. Ils souffrent trop souvent de divers complexes, difficiles à guérir et à dissiper entièrement. Dans le cas de La Réunion, la diversité d’origine des groupes humains qui ont été forcés de vivre ensemble a pour conséquence un émiettement du sentiment d’identité collective. D’anciennes tensions se font encore jour et refont périodiquement surface. Créer un musée dans cette région répond donc à une volonté fédératrice, à un désir de faire disparaître les différences qui existent encore entre les diverses communautés et de parachever l’unité nationale ».

Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou


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