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par le Dr Raymond Vergès

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Grèce : une seule solution, dissoudre le peuple

Tribune libre

vendredi 18 mai 2012


Voici une tribune libre de Bruno Guigue sur la crise grecque, avec des intertitres de Témoignages”.


En infligeant une cuisante défaite aux partis de gouvernement, le peuple grec a dénoncé l’entreprise punitive organisée par la finance internationale. Il a refusé le renflouement de ces banques véreuses qui ont alimenté la corruption et le clientélisme sous le règne du bipartisme. Mieux, en votant pour la gauche radicale, il a disqualifié un système économique et social dont l’austérité exigée par Bruxelles garantirait la pérennité.

Plus profondément, le peuple grec a signifié aux puissants, d’ici et d’ailleurs, que c’est lui qui est aux commandes. L’économie est-elle une affaire suffisamment importante pour que le peuple en décide, ou son sort doit-il être réglé par d’autres que lui ? Dès lors, que vaut un plan de redressement économique dont le peuple ne veut pas ? Si la démocratie a un sens, la réponse est sans appel : il ne vaut rien.

Le discours dominant a beau relayer le point de vue de la banque allemande en incriminant l’irresponsabilité grecque, c’est plutôt celle des milieux financiers qui est patente. Non seulement parce que leur spéculation est à l’origine du marasme planétaire, mais parce qu’ils ne répondent de leurs actes, précisément, devant personne. L’étendue de leur pouvoir est inversement proportionnelle à l’étendue du contrôle dont ils font l’objet. La confiance des marchés, cette abstraction derrière laquelle se terre l’âpreté au gain des détenteurs de capitaux, leur tient lieu de suffrage universel.

Une répartition équitable des charges fiscales pour redresser l’économique du pays

Ce pouvoir économique transnational que n’assujettit aucune loi voudrait sans doute que les gouvernements obéissent à la sienne. Mais pourquoi les peuples, lorsqu’ils ont la possibilité d’exprimer leur volonté, devraient-ils s’y plier ? Au nom de quelle légitimité l’ouvrier et le fonctionnaire grecs devraient-ils crier famine pour renflouer des banques qui sont triplement responsables de la crise : en alimentant la gabegie politicienne, en spéculant sans vergogne et en infligeant à un pays exsangue des taux usuraires qui perpétuent la crise ?

On objectera qu’en refusant le plan de rigueur tout en souhaitant demeurer dans la zone euro, les Grecs veulent conserver les avantages tout en évitant les inconvénients du système communautaire. Un brin tricheurs, ils rêveraient d’une perfusion généreuse qui leur permettrait de perpétuer leurs mauvaises habitudes. Mais c’est omettre une donnée essentielle : pas plus que le peuple grec dans son ensemble, les forces politiques hostiles à l’austérité ne sont responsables de l’incurie de ceux qui ont ruiné le pays.

Et, pas davantage, ces forces ne sont en faveur d’un statu quo fiscal et social dont les plus riches sont les principaux bénéficiaires. Dans un pays où des armateurs richissimes et l’Eglise orthodoxe ne paient aucun impôt, la répartition équitable des charges fiscales est bien le cœur du problème. C’est de sa résolution que dépend le redressement économique du pays, et non d’une énième version du diktat européen, dont le seul effet serait d’enfoncer l’économie grecque dans la récession.

Le peuple grec infantilisé par les médias

Rien d’étonnant, du coup, à ce que cet aspect de la confrontation politique en Grèce soit totalement occulté par ces sentinelles du capital que constituent les médias dominants. Infantilisant le peuple grec, la version médiatique courante nous présente le débat entre forces politiques comme un obscur imbroglio, où l’irresponsabilité politicienne viendrait redoubler l’irresponsabilité économique d’une population entière.

Oubliant que la moitié de la population active est au chômage et que les pauvres sont encore plus pauvres après cinq années de récession, les élites dirigeantes européennes pratiquent de la sorte un double déni : déni de la réalité d’abord, en continuant d’exiger au nom d’une prétendue responsabilité collective du peuple grec sa paupérisation absolue, comme si cette politique pouvait engendrer autre chose que son refus obstiné au nom du simple bon sens.

Déni de la démocratie, ensuite, car elle ne trouve grâce, aux yeux des élites dirigeantes, que lorsque son exercice demeure strictement conforme à leurs intérêts. Le verdict populaire ? Sa vertu est confirmative, jamais affirmative. Dans la démocratie ordonnée que nous promet la domination des marchés, le peuple lui-même est une chambre d’enregistrement, et non la source de la légitimité. Il ne décide de rien, il avalise docilement, et encore par représentants interposés puisque la voie de la consultation directe lui est fermée.

D’ailleurs, le peuple sait-il réellement ce qui est bon pour lui ? On mesure sans peine l’impensé de cette représentation : le peuple est un géant sourd et aveugle dont les élites doivent être les yeux et les oreilles. C’est avec fermeté qu’elles assignent, précisément pour n’en fixer aucune à leurs ambitions, de saines limites à ses désirs passablement confus. Eternel insatisfait, puéril et inconstant, ne doit-il pas être constamment remis sur le droit chemin ?

Le pouvoir que le peuple croit exercer n’est qu’illusion

C’est cette nouvelle version du despotisme éclairé qui se déploie sous nos yeux : si d’aventure le peuple abusé vote mal, il suffit d’annuler le résultat du scrutin en confiant à ses dociles représentants le soin d’effacer le fruit d’un égarement passager. Mais l’opération n’est pas toujours sans danger : à tout prendre, il vaut mieux que le peuple ne vote pas du tout. Pour éviter les mauvaises surprises, rien n’est plus sûr que de le réduire au silence : comme la guerre de Troie, le référendum n’aura pas lieu.

Quel dommage qu’on n’ait pas remplacé les élections par un plébiscite en faveur du Capital dans les salles de marché ! N’ayant pu supprimer des institutions démocratiques qui furent conquises de haute lutte, les puissances d’argent s’emploient cependant à les vider de leur substance. Que l’on vote tant qu’on voudra, puisque le pouvoir que le peuple croit exercer n’est qu’illusion. Apportant un démenti à la formule gaullienne, nos élites nous le disent : le vrai pouvoir ne réside plus dans ces boîtes magiques que sont les urnes, mais dans ce ramasse-tout qu’est la corbeille.

Frappante est la façon dont les médias français, pendant plusieurs jours, ont présenté le résultat des élections grecques. Alors que l’événement majeur résidait dans la poussée de la gauche radicale, on eut l’impression que le seul fait digne d’être commenté était le résultat de 7% obtenu par un parti d’extrême droite. De l’expression démocratique du peuple grec, pourquoi ne retenir que cet aspect certes inquiétant, mais nullement essentiel ?

Peut-être fallait-il discréditer dans l’opinion française le processus électoral par lequel les Grecs exprimaient à la fois le refus de l’austérité et la confiance en la démocratie ? La souveraineté du peuple, chez les Grecs, ne sera peut-être pas domestiquée de sitôt. Et la seule solution dont disposent les dirigeants européens pour satisfaire la voracité des marchés, ce sera celle que suggérait Bertolt Brecht dans une boutade célèbre : il ne reste plus, désormais, qu’à dissoudre le peuple.

Bruno Guigue


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