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par le Dr Raymond Vergès

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Une poupée au si grands yeux

Le mutisme

vendredi 3 août 2012


’Handicapable !’ est le nom d’une rubrique bi-hebdomadaire qui couvre les vacances d’hiver et dont l’objet est d’évoquer non tant le handicap que le handicapé à travers des histoires qui le mettent en scène. Les récits qui vous seront proposés les mardis et vendredis cherchent à faire découvrir ce que représentent les mots — parfois inquiétants — de myopathie, de dyslexie, d’autiste, de mutisme, de paraplégie, de trisomie..., et à nous rendre plus proches ces affections, au double sens du terme. Mieux regarder le handicap est le défi d’Handicapable !.’


Line poupée aux si grands yeux — Le mutisme —

Je n’ai jamais su d’elle son prénom. Et pourtant, je ne saurais dire combien son ombre gracile, sa silhouette hésitante, son air lointain, m’étaient familiers. Il ne se trouvait pas un jour sans que je n’eusse aperçu sa forme gambader, accourir au grillage au fond du jardin où elle semblait avoir rassemblé tous ses trésors, qui étaient ceux de l’enfance. La petite fille y avait dessiné peu à peu un périmètre de jeu, un espace magique, aussi sacré que peut l’être l’enceinte d’une église — et elle aimait à y passer du temps, un temps entre parenthèses, un temps dilaté à la façon d’une loupe.

Ce petit être fragile n’était pas seulement à l’horizon de mon jardin, elle se trouvait dans un coin de mon existence comme un fétiche. Le dimanche, sortant sur ma terrasse, je m’attendais à la voir, s’amusant, seule, mais heureuse, occupée de sa poupée, à je ne sais quelle mystérieuse connivence. Une poupée qui n’était pas de celle que l’on trouvait en supermarché, plastifiée et hypersexuée, c’était une poupée de chiffons, de celles qui sont faites avec de grands eux immobiles et ronds. Quel âge pouvait avoir cette enfant ? Cinq, Six ans ? Je la saluais généralement de la main, sans trop insister de peur de faire s’envoler l’oiseau timide, et vaquais à mon petit jardinage. En rentrant, je levais les veux, souvent elle me regardait, immobile, nous échangions un signe, et je franchissais la véranda. C’est drôle de le dire, cette si petite présence, ce n’était rien dans mon existence et pourtant c’était beaucoup.

Après Pâques, je m’en souviens, car j’avais déposé de l’autre côté

de la clôture le matin, bien à l’ombre, quelques oeufs en chocolat

colorés. Je m’étais dit qu’il serait souhaitable de la visiter au fond du

jardin, d’échanger quelques mots, lui demander si elle avait aimé le chocolat. Avec hésitation, ce dimanche-là, enfin de journée, je me suis approché du grillage de séparation. La petite jouait ; déviant un peu ma trajectoire, je me suis dirigé vers le bosquet d’hortensias.

Elle s’est arrêtée dans son occupation pour me regarder de ses yeux étonnés.

Le voisinage me l’avait dit muette — de fait, je n’avais jamais entendu le son de sa voix. En elle, j’associais des bruits de branches,

d’herbes, de cailloux, de bruissement de sable, mais pas de tonalité de voix. Elle rassemblait en elle de multiples sons, c’était la fillette aux chants du monde.

Vieux papa, j’avais su les rudiments de la langue des signes, un ami médecin m’avait amicalement recommandé d’en apprendre quelques signes pour communiquer, avant l’apparition de la parole, avec ma nouveau‑née.

Ma propre fille avait grandi, elle était en métropole, je n’existais plus trop pour elle, elle avait tant de choses à faire — et voilà que bizarrement cette enfant me rapprochait de ce temps-là, de la petite fille que j’avais, du jeune papa que j’étais. Le chemin que j’avais parcouru jusqu’à cette enfant était donc multiple et complexe, je devais avoir l’air emprunté.

Parlant lentement, et faisant des signes, je lui ai dit :

« Elle a l’air gentille cette poupée... » Mon doigt resté en suspens fut accueilli par un sourire. Elle me tendit le jouet.

Je l’ai regardée comme si je regardais quelqu’un, je la tenais dans mes deux mains comme s’il s’agissait d’un petit être et j’ai demandé :

« Pourquoi elle ne parle pas, ta poupée ? »

La petite ouvrit la bouche, il n’en sortit rien.

J’avais préparé une réponse amusante : « Tu sais pourquoi elle ne parle pas ta poupée ? » Elle avait secoué la tête, et ouvrit lentement la bouche et d’une façon presque inaudible

« Parce qu’elle n’ose pas. »

Une voix rauque, atone, presque adulte. C’étaient les premiers mots que je lui entendais prononcer. J’étais bouleversé. Ne sachant trop qu’ajouter, je remis entre ses mains sa poupée. Gagné par un malaise plus fort que moi, je fis un clin d’oeil et un au revoir.

Plus tard, en questionnant les voisins, j’apprenais qu’elle avait été recueillie par ses grands-parents — de gentilles personnes —, parce que ses parents avaient été victimes d’an accident. Chaque fois, le matin, que je la voyais partir en minicar scolaire vers son école pour sourds et muets de Saint‑Denis, je lui adressais un signe auquel elle répondait.

(Suite au numéro de mardi...)


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