Témoignages - Journal fondé le 5 mai 1944
par le Dr Raymond Vergès

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C’était en 1998, lors d’un colloque à Lyon. Joseph-Antoine Bell parlait du racisme dans le sport. Nous avons alors évoqué l’exception de la gymnastique réunionnaise…

lundi 26 mars 2012

Le 9 mai 1998, l’Association pour le développement du Droit du Sport ( « Légisport » ) et son président Me Serge Pautot, Docteur en Droit et Avocat au Barreau de Marseille, organisaient à l’I.U.F.M. de Lyon un colloque sur un sujet alors tabou : « Le Sport et le Racisme – Le Sport de toutes les couleurs » . Ce colloque était animé notamment par Joseph-Antoine Bell, ancien gardien de buts et capitaine, entre autres, de l’Olympique de Marseille et de l’équipe nationale du Cameroun.

J’étais alors encore président de l’OMS du Port et, secrètement, vouais au gardien des “Lions indomptables” une grosse admiration. J’avais là deux bonnes raisons pour répondre à l’invitation reçue, d’autant que celle-ci précisait que je pourrais éventuellement intervenir avant le débat avec la salle.

J’étais donc à Lyon et j’avais entendu Joseph-Antoine Bell souligner qu’il « est commun de penser que le sport comme la religion ou l’école est un domaine sacré qui échappe aux déviations humaines » et que nous sommes « naturellement amenés à croire que la violence, le vice et surtout la discrimination s’arrêtent aux portes du vestiaire ». Malheureusement, regrettait le conférencier, de trop nombreuses exceptions viennent très souvent démentir cette approche naturelle.

Après qu’il eut donné quelques exemples de scènes qu’il avait, durant sa longue carrière, vues ou vécues (scènes inimaginables pour moi et qui montrent que la bêtise du racisme peut toucher certains dirigeants, trop de supporters et, sur le terrain de jeu, des adversaires, voire certains équipiers), l’ancien gardien de but avait lancé : « Est-il possible qu’une activité menée par des hommes puisse échapper totalement à l’influence de leurs défauts ou de leur éducation ? Il paraît utopique de croire qu’en sport, le racisme présent dans la société soit hors jeu… ». Et de conclure : « Trop souvent, on voit les Noirs à travers des clichés. Des clichés qui veulent que les Noirs courent vite, jouent au basket, dribblent bien. Et qu’en revanche, ils ont un petit cerveau, ne savent pas nager, ne sont pas bon en ski ou en bobsleigh… ».

Invité par le président de séance à intervenir, je ne pouvais pas ne pas être bouleversé par les exemples cités par J-A Bell et d’autres intervenants. Et après avoir dit combien le thème du colloque était important, j’évoquais notre « … île de La Réunion qui, Dieu merci, ne connaît le racisme ». Et je poursuivais :
« … Et il importe de l’en protéger. C’est chez nous une préoccupation majeure… Les scènes telles que, tout au long de sa carrière, Joseph-Antoine Bell a pu connaître — je pense ici à ce groupe de supporters qui lui jetaient des bananes alors qu’il gardait les buts de Bordeaux — ou bien les autres qui nous ont été rapportées, n’atteignent pas nos côtes. Ce que j’appellerai le racisme imbécile et primaire se heurterait dans notre île à l’étonnement d’une population dont la couleur de la peau évoque les origines métropolitaine, africaine, indienne, chinoise de ceux qui ont contribué à bâtir notre race créole, mélange multicolore de l’humanité entière…
« Chez nous, le racisme, il est d’ordre social. Il prend la forme d’un chômage insupportable et, logique conséquence, d’un phénomène énorme d’exclusion qui mine certains pendant que d’autres, à côté, bénéficient d’un régime salarial indexé. L’explosion sociale chez nous est un risque que personne ne sous-estime plus aujourd’hui.
« J’ai été surpris que les intervenants qui ont précédé n’ont pas évoqué une forme de ségrégation qui, me semble-t-il, existe pourtant en France. Elle est plus subtile, sans doute complexe à saisir, et même considérée comme fatale.
« Ceux d’entre nous qui suivent les évolutions de l’élite de la gymnastique française connaissent les noms de Patrice et Eric Casimir, Elvire Téza, Nelly Ramassamy, Anne-Sophie Endeler ou Florent Marée. Ce sont des Réunionnais et des Réunionnaises que les centres d’Antibes, de Marseille ou de Créteil
ont accueillis et permis que leurs qualités intrinsèques explosent auprès d’entraineurs de renom et disponibles et au contact d’autres gymnastes de niveau national dans le cadre du pôle France élite. Ils figurent donc parmi les meilleurs éléments de la gymnastique française…
« Très curieusement, les Casimir, Téza, Ramassamy, Endeler ou Marée sont les seuls athlètes de couleur noire de la gym française et, pour certains d’entre eux, du haut niveau mondial.
« Une première question nous saute naturellement à l’esprit :
pourquoi donc les seuls noirs de l’élite de la gym mondiale sont-ils français  ? Et comme il y a des Français de sang, de sol et d’origine qui sont noirs, une seconde question s’impose : pourquoi ces seuls noirs sont-ils tous originaires de l’île de La Réunion  ?
« Y a-t-il une réponse à cette double question ? ».
« Osons prendre ici le risque d’une explication.
« En 1976, à La Réunion aussi nous regardons la retransmission des Jeux olympiques de Montréal. Nadia Comaneci nous épate. Bien plus que la performance sportive de cette jeune gymnaste roumaine qui éclipse alors toutes les autres images des autres exploits réalisés, c’est la silhouette d’une gamine d’un pays pauvre qui nous frappe et montre à l’évidence au monde entier qu’une jeune fille est capable d’exprimer de la grandeur, de la puissance, de la grâce et d’inspirer un respect admiratif.
« A l’Office municipal du Sport de la ville du Port, un déclic se produit. Nous faisons le choix — plus que le pari — que la gymnastique peut participer à la libération de la femme réunionnaise à une époque où la société la considère comme un objet très particulier. Nous avons un avantage : nous partons de rien, d’absolument rien.
« Notre O.M.S. a mandat de la Municipalité pour définir la politique sportive de la ville et pour la mettre en œuvre. C’est une situation atypique. Certains la trouvent anormale, voire dangereuse. D’autres considèrent que c’est là notre chance. D’autant qu’alors nous sommes nombreux, en France et à La Réunion, à nous sentir interpellés par le mot d’ordre clamé à Amiens en 1968 par Jean Guimier lors d’un congrès de la FNOMS
 : “Le Sport pour tous et toutes, et le plus haut niveau possible pour chacun…”.
« Avec l’Inspecteur des Ecoles primaires de la circonscription, un plan est mis en œuvre, plan dans lequel l’O.M.S. jouera un rôle fondamental. Comme elle est le rempart contre l’exclusion des enfants qui appartiennent aux catégories sociales défavorisées et puisque tous s’y trouvent, c’est à l’Ecole que va démarrer l’apprentissage de la Gym. C’est là et c’est ainsi que, dans une relation étroite, volontariste et suivie, Patrice Casimir va se révéler. C’est de là qu’il va pouvoir s’élancer…
« Si, prétextant qu’il y a des ligues pour cela, notre Office du Sport avait laissé les choses suivre leur cours classique, un club aurait peut-être été un jour créé et aurait sans doute recruté parmi les catégories sociales enclines à adopter ce sport difficile et à l’époque tout à fait nouveau à La Réunion. Et on peut douter que Patrice, alors âgé de 8 ans, aurait quitté son bidonville où le chômage et la misère pesaient sur la plupart des familles et qu’il aurait échappé à l’appel du ballon de foot que l’on tapait dans la poussière des ruelles du quartier en attendant de fouler le grand terrain voisin.
« C’est parce que l’école a précédé le club que Patrice Casimir a pu trouver sa voie et a pu en tracer une autre pour beaucoup d’autres. Son club — l’U.S.P.G. — n’a-t-il pas été parmi les plus importants de France ?
« Ainsi, face à la fatale exclusion que subissent les couches défavorisées avec un sport aussi difficile et élitiste que la Gym, l’école primaire s’est positionnée comme étant une solution pour ceux qui croient que nulle politique sportive ne sera complète si elle n’y démarre pas, portée bien entendu par les moyens de la collectivité et ralliée par les clubs.
« Voilà, j’en ai terminé. J’avais prévenu que mon explication serait risquée. Je mesure qu’ici à Lyon, elle puisse ne pas avoir convaincu tout le monde. Pourtant, un fait demeure. Il est là et accuse : en Gymnastique, nul noir n’a jamais percé, ni en France, ni encore moins au niveau international. A l’exception de quelques Réunionnais. Alors ?... »
.

Pourquoi ce retour sur ce qui s’est passé il y a maintenant quatorze ans ? L’occasion m’a été donnée il y a une quinzaine de jours d’évoquer, avec un témoin du colloque de Lyon, ce que nous avions été amenés à dire alors. L’idée d’en reprendre l’essentiel nous a semblé utile. Car, plus que jamais, notre île a besoin de réflexions sur ce que pourrait être La Réunion que nous devons préparer pour ceux qui y vivront demain. Nos politiques sportives ne doivent pas rester à la traîne. Elles méritent d’être un sujet de débats entre citoyens responsables, quels qu’ils soient… Voilà pourquoi.

Raymond Lauret


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