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Charles Angrand : le point sur la correspondance adressée à Maximilien Luce (7)

jeudi 16 novembre 2017, par Jean-Baptiste Kiya

Précis chronologique d’histoire de Criquetot-sur-Ouville de Jean-Pierre Ferrer et Michel Decarpentry, Les Cahiers de Terres de Caux n°7.

Les premières lignes de l’article consacré à la vie et à l’œuvre de Charles Angrand, qui figure dans l’ouvrage “Les Néo-impressionnistes” paru en 1970, sous la houlette de Jean Sutter, évoquent brièvement la figure du père de l’artiste : Pierre Charles. L’auteur, le petit-fils, l’historien Pierre Max Angrand (1906-1990) détaillait : « Conseiller en matière de bornage, [le père de Charles Angrand] faisait office d’expert et de juge de paix ; ses concitoyens lui témoignèrent leur reconnaissance en l’élisant, sous la IIIe République, maire de leur communauté en lieu et place du maître du ‘château’ qui jusque-là avait régné sur le village ».

La 1ère biographie consacrée à Charles Angrand, signée par M. Lespinasse, douze ans plus tard, s’inscrivait dans une semblable perspective :

« Les services que l’ancien maître avait rendus [Pierre Charles Angrand avait été instituteur], ceux qu’il était toujours en mesure de rendre, déterminèrent plus tard le Conseil Municipal de Criquetot à lui confier la fonction de maire – ‘le château’ - autrement dit le grand propriétaire foncier du voisinage eut la sagesse de n’en point prendre ombrage ».

Une lecture approfondie fait comprendre que le neveu du peintre, Pierre Max, joua un rôle non négligeable dans l’élaboration de l’ouvrage, non seulement en tant que source d’informations, mais également dans le processus de rédaction, comme l’induisent les éléments de langue : raffinement des tournures, précisions des termes, qui le rapprochent de l’auteur Gallimard du “Victor Hugo à travers les papiers d’État”.

Alors, qui était ce mystérieux ‘châtelain’ de Criquetot-sur-Ouville, le jamais nommé des biographes ?

De quelle façon avait-il ‘régné’ sur le village ? De quelles rivalités, de quel renversement de pouvoirs la mairie avait-elle été le théâtre dans les années 1892 ?

L’identification du “maître du ‘château’” ne supporte pas l’ambiguïté : le “Précis chronologique d’histoire de Criquetot-sur-Ouville” de Ferrer et Decarpentry fait état sur plusieurs pages de l’importance de la famille Lesouëf. Pierre-Jules Lesouëf, né à Igouville en 1831, devint propriétaire par acquêt du ‘château’ (ou plutôt d’une maison de maître) de Criquetot dès 1855. La longueur de la carrière de ce notable lève tout doute qui porterait sur l’identité du ‘châtelain’ auquel les biographies de Charles Angrand font allusion.

L’index de la Correspondance porte deux entrées au nom de “Lesouëf (J.)”. Une troisième est à relever.

Dans un courrier adressé à son ami Signac de “février 1904”, Charles Angrand écrit : “Monsieur Lesouef, un des anciens sénateurs de la Seine-Inférieure, me priait, ces jours-ci - l’occasion se présentant - de dire sympathiquement à Hermann-Paul combien il fut lié avec son père alors qu’ils accomplissaient tous deux leur internat à Necker”.

Le néo-impressionniste réside à cette époque à Saint-Laurent, un bourg distant d’une dizaine de kilomètres de Criquetot. Ses parents sont décédés, sa sœur est installée à Rouen, son frère à Dieppe, il a néanmoins l’occasion de rencontrer Pierre-Jules Lesouëf et d’échanger. Pas la moindre trace d’une quelconque ou ancienne lutte des classes dans cette évocation.

La mention antérieure est sans doute plus symptomatique du procédé de l’escamotage dont les biographes du peintre font un usage notoire. Un courrier adressé à Charles Frechon, condisciple rouennais du peintre, en mai 1894, indique les prix des dessins réalisés, et précise qu’il préfère les voir chez des amis, plutôt qu’entre les mains de parfaits inconnus (ce qui lui donne, la possibilité se voir prêter, le temps d’une exposition, les œuvres vendues). Il ajoute : “les dessins qui constituaient mon exposition de l’an dernier sont la plupart placés et appartiennent aujourd’hui à Adolphe Tavernier, à Téodor de Wyzewa, à Jean Lorrain, à M. Lesouef” (auxquels s’ajoutent les noms de Dezerville et Bernard Lazare). Une note de bas de page précise : “Dans son Mémorandum manuscrit de ses œuvres, Ch. Angrand a consigné : M. Tavernier : Femme trempant la soupe ; M. Jean Lorrain : Lisière d’arbres ; M. Bernard Lazare : Paysan au fumier ; Dezerville : La petite convalescente ; Téodor de Wyzewa : La huche”. Un point, c’est tout.

Quid de Lesouëf… ? Quel était l’œuvre dont l’ex-député, alors sénateur de la Seine-Inférieure s’était porté acquéreur ? Nous n’en savons rien. Tous les noms mentionnés dans la lettre autographe s’y retrouvent à l’exception du seul Lesouëf, l’esquivé des biographies. Le Mémorandum, alors que le peintre se montre des plus précis dans sa lettre, présenterait-il des failles, des absences, ou des manques ? Aucune note adjacente ne justifie cette disparition nouvelle - à moins qu’elle ne fût intentionnelle…

Il appert néanmoins que le ‘châtelain’ n’est pas insensible à l’œuvre du fils de l’ancien maire de Criquetot, présenté si l’on en croit Pierre Max Angrand et M. Lespinasse comme un rival politique.

Précisons ici qu’une lettre, référencée 113 au lot 180-31 du fonds de la bibliothèque de l’INHA, témoigne plus particulièrement de cette occultation dont Jules Lesouëf fut l’objet de la part des auteurs précités. Daté par M. Lespinasse à “fin décembre 1911”, le courrier est reproduit en page 235. Première aberration sur la situation : alors que le peintre évoque la maladie dont est atteint le dessinateur Aristide Delannoy, il s’avère que ce dernier décède le 5 mai 1911 à Paris, soit 8 mois avant la date présumée et indiquée par M. Lespinasse… Non moins intrigant, le compilateur de la Correspondance introduit des notes en bas de page destinées à justifier une date erronée.

Au cours de ce même courrier, Charles Angrand s’excuse auprès de son ami Maximilien Luce d’avoir tardé à lui répondre, délai qu’il impute au fait d’avoir souhaité se mettre à une lettre « que je vous aurais écrite hier si je ne m’étais du matin allé à Rouen pour enterrer un vieux très brave homme ancien député et sénateur mort à quatre-vingts ans et qu’en toute amitié je connaissais depuis mon enfance ».

Ami depuis l’enfance, très brave homme, ancien député, sénateur décédé à 80 ans. Sur les 4 notes qui adornent le courrier, aucune ne porte sur l’identité de cette personne que le site du sénat pourtant suffit à renseigner…

Jean-Baptiste Kiya

Remerciements à l’historien M. Decarpentry pour ses précisions utiles.


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