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par le Dr Raymond Vergès

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Exporter le savoir-faire réunionnais

Entretien avec Michel Hellmann, directeur du C.E.R.F.

samedi 24 juillet 2004


Au début des années 1900, la production cannière à La Réunion se trouvait face à une situation dramatique : attaquées par les maladies, les vieilles variétés de l’époque étaient à bout de souffle et toute l’industrie sucrière menaçait de disparaître... En 1929, il y a 75 ans, les membres du syndicat des fabricants de sucre (à la fois usiniers et gros producteurs de cannes) décident de créer la “Station d’essais de la Bretagne” pour trouver des variétés résistantes, les importer ou les fabriquer par hybridation et redémarrer la production sucrière...
C’est classique, les grandes difficultés sont souvent le moteur du progrès... Dans la crise actuelle qui prévoit la baisse des prix du sucre et de la canne, on voit aussi tous les acteurs se regrouper pour faire front commun, et apporter chacun sa contribution : la recherche variétale de la Station d’essais - qui s’appelle le CERF (Centre d’essais, de recherche et de formation) depuis 1973 - peut apporter sa pierre à l’édifice réunionnais à la fois en continuant à participer à l’amélioration des rendements au champ, mais aussi en étant la base d’une exportation de savoir-faire sucriers réunionnais. “Témoignages” s’en est entretenu avec Michel Hellmann, directeur du C.E.R.F.


D’où vient que, quand vous parlez de sélections variétales, vous donnez l’impression d’être davantage dans l’art culinaire que dans la recherche proprement dite ?...

- La base de notre activité est une recherche appliquée. Nous devons trouver des variétés que les agriculteurs demandent : plus productives à l’hectare, plus lourdes, résistantes aux maladies et capables de tenir en repousses. Nous faisons des paris sur des potentiels : à partir de plus de mille croisements par an (c’est l’hybridation), un à deux millions de graines produites, chacune avec une combinaison chromosomique unique... Tout notre rôle dit “de recherche” est d’avoir des “parents” bien choisis. Quand on fait des enfants, dit-on qu’on fait de la recherche ? À nos variétés réunionnaises s’ajoutent celles troquées avec l’Australie ou Maurice, Hawaï, le Brésil, l’Inde, Taiwan, l’Afrique du Sud etc.
Ces relations de troc sont possibles parce que nous existons depuis plus de 70 ans et que nous sommes identifiés, parmi les 75 pays producteurs de canne à sucre, comme l’une des 30 à 35 stations qui font des créations variétales dans le monde. Notre activité première est pour La Réunion : pratiquement la totalité des cannes produites chez les planteurs de La Réunion sont des variétés “R” venant du CERF mais il faut voir aussi qu’il y a quatre fois plus de variétés “R” à l’extérieur de notre île : environ 100.000 hectares dans le monde, pour 26.000 hectares dans l’île.
80% de l’activité du CERF consiste à créer des variétés, les trier, les comparer et les libérer, c’est-à-dire les donner aux planteurs. Depuis 1929, on peut estimer avoir fait un progrès de 1% (en tonne de sucre par hectare) par an, dont le principal facteur est la génétique. Certaines variétés réunionnaises sont aujourd’hui répandues dans de nombreux autres pays producteurs (voir la carte). La R570 - qui couvre aujourd’hui la moitié des surfaces cannières de l’Île Maurice - connaît un incontestable succès mondial, mais aussi la R575, R577 ou R579, présente au Vietnam et à Maurice, en Afrique, en Papouasie, aux Antilles...
Les débuts de cette activité étaient liés déjà à une recherche d’amélioration de la production... On a souvent dit que le XIXème siècle a été “le siècle des hybridations” (rappelez-vous les lois de Mendel, les petits pois lisses et ridés...) mais on ne savait pas que la canne pouvait être croisée. On la croyait stérile et on repiquait par boutures des variétés nobles ramassées en Indonésie et distribuées dans le monde. On peut faire des milliers de boutures - et c’est la technique des planteurs de cannes à sucre dans le monde entier - par multiplication “végétative”, c’est-à-dire les copies d’une variété de canne qui est un “clone”.
Faire des graines, c’est créer un original et non plus une copie.
C’est dans des colonies anglaises - en Inde, à Coimbatore et aux Barbades - au début du XXème qu’on a fait les premiers hybrides de canne à sucre et trouvé des variétés résistantes aux maladies, dont la mosaïque (1), et fait des progrès de productivité.
Chez nous, à La Réunion, la station d’essai a été créée en 1929 par le syndicat des fabriquants de sucre (créé en 1908) quand ceux-ci - qui étaient aussi propriétaires des usines et de grandes plantations- ont cherché une réponse à la baisse de production en culture extensive. Ils ont fait venir Donald d’Emmerez de Charmoy, fils d’un éminent naturaliste mauricien, qui avait commencé par faire un stage de deux ans en Inde, pour apprendre l’hybridation de la canne. Il a dirigé la Station d’essai de 1930 à 1974. Entre ces deux dates, la moyenne des rendements agricoles à l’hectare est passée de 2 tonnes de sucre à plus de cinq tonnes. Il est aujourd’hui de huit tonnes de sucre par hectare en moyenne et cela peut encore progresser.

D’après le nombre des croisements faits chaque année et ce qui en sort comme variétés, cela semble être une “loterie” encore plus draconienne que celle de la génétique humaine. Est-il possible, par exemple, de s’assigner le but de diriger la sélection vers plus de richesse de la canne ?

- La canne est d’une très grande complexité génétique et nous sommes encore loin de connaître toutes les combinaisons illimitées de ses quelque 120 chromosomes, d’autant que ces combinaisons ne sont pas diploïdes (par paire) comme chez l’humain, mais beaucoup plus complexe (dodécaploïdes). Vous posez la question de la teneur en sucre : ce qui est extrait de la canne et de la betterave est la mollécule de saccharose (C12-H22-O11), une combinaison de carbone, d’hydrogène et d’oxygène. La photosynthèse, qui organise les combinaisons de ces éléments, peut donner différents “-oses” : de la cellulose, des glucoses, des fructoses... (ceci dépend en grande partie des conditions d’alimentation de la plante et des conditions climatiques : eau, température et écarts thermiques, durée du jour, ensoleillement...).
On observe un équilibre énergétique qui fait que les cannes lourdes (ligneuses, avec plus de cellulose) sont moins riches en sucre et les cannes plus riches sont moins lourdes.
À l’exception des débuts de l’hybridation, il n’y a pratiquement pas eu de progrès en richesse. On progresse en faisant plus de canne à l’hectare mais on ne sait pas pourquoi on peut faire des progrès dans un sens (tonnage) et pas dans l’autre (richesse). En fait, on a quand même fait des progrès de richesse puisqu’on fait de gros progrès de tonnages sans perte de richesse.
La canne est un végétal des zones intertropicales - jusqu’au 30ème parallèle, disons - et un modèle américain a démontré dans un phytotron (c’est le modèle Alexander) que le potentiel de la canne pouvait être de 250 tonnes par hectare mais ce tonnage n’a jamais été produit “grandeur nature”.

Des résultats peuvent-ils être obtenus, par sélection génétique, dans l’adaptation aux conditions climatiques ?

- En situation naturelle, la seule façon pour l’agriculteur de modifier un élément du climat de façon positive est d’apporter l’eau là où il n’y en avait pas : c’est l’irrigation. On ne sait pas modifier la température du dehors (comme on a su inventer le chauffage ou la climatisation dans nos maisons). On peut juste obtenir des microclimats sous paillage plastique par exemple, mais dans la nature, on ne sait ni augmenter, ni réduire, en bref modifier les écarts thermiques qui font la richesse de la canne. En cette saison, on a des écarts thermiques qui font que la canne mûrit.
On ne peut pas non plus modifier la lumière... ou augmenter la durée de l’ensoleillement. Seule l’eau naturelle disponible peut parfois être modifiée, en plus par l’irrigation si la ressource en eau est disponible et au prix de gros investissements ou en moins par drainage.
Avec la diversité génétique, on observe que des variétés peuvent s’adapter à des circonstances climatiques différentes : sécheresse, faible ou forte température... selon les caractères d’adaptation à cette condition climatique dont elles sont dotées. Ce sont ces caractères qui sont recherchés pour nos hybridations. Ce qu’il nous faut, c’est une collection de variétés-parents dotées d’au moins un fort caractère. Un parent n’est pas forcément de la “bonne canne” agricole mais ce sont des variétés que nous pouvons troquer, en raison de leurs caractères, avec les autres centres d’hybridation dans le monde pour enrichir nos collections.
Dans le domaine de la recherche plus fondamentale avec le CIRAD, les universités (dont celle de La Réunion) et les autres centres de sélection du monde, la connaissance scientifique avance. Il nous faut travailler encore à la compréhension de ce qui se passe dans la canne par le décryptage de la carte génétique de la canne. On commence à connaître l’organisation des quatre lettres de la chaîne d’ADN constitutive de la canne (ACGT) mais, pour suivre la métaphore, on ne sait pas faire des mots avec, on n’en connaît pas la grammaire... Et donc on ne sait pas s’en servir pour améliorer les rendements par exemple...
À titre de comparaison, chez l’humain, l’intérêt de mieux connaître le génome est d’améliorer la santé : et malgré cela nous ne sommes pas allés très loin encore. À fortiori, pour la canne... On a repéré le gène responsable de la résistance à la rouille (1) et on pourrait améliorer l’usage de l’outil biomoléculaire pour avoir demain une assistance à l’hybridation dans ce domaine, mais pour l’amélioration du tonnage, ou de la richesse pour lequel vraisemblablement de très nombreux gènes différents sont co-responsables si la recherche se penche sur la compréhension des processus, ce n’est pas encore d’actualité pour l’utilisateur planteur de canne.

Comment voyez-vous l’avenir des activités du CERF, en relation avec la crise que traverse la filière canne-sucre ?

- L’augmentation de la productivité de nos variétés de cannes est encore plus nécessaire à l’avenir de la production sucrière ici à La Réunion, mais je crois aussi beaucoup à l’exportation du savoir-faire réunionnais pour faire reconnaître le caractère de pôle de compétence sucrier de La Réunion et pour l’aide au développement des pays d’Afrique ou d’Asie par exemple.
Les cadres du CERF voyagent assez souvent à l’étranger, et nous avons des contrats d’assistance technique dans nos domaines de compétence depuis longtemps... Je suis allé notamment il y a un mois au Congo, au Tchad, au Cameroun. Ces pays produisent de la canne et ont des besoins de variétés et de prestations techniques pour leurs usines. En plus de la fourniture pour expérimentation de nos variétés “R”, nous envisageons de leur fabriquer des variétés ici et d’envoyer des graines hybridées spécialement pour eux.
Participer à un programme de coopération, ce sont des actions à mettre dans la balance européenne : pour faire voir que La Réunion ne se bat pas seulement pour défendre et améliorer sa production de sucre, mais qu’elle participe aussi à une démarche européenne de coopération avec les pays du Sud. Pas seulement dans le domaine des variétés de canne mais aussi dans les domaines industriels sucriers, dont la chimie de process et l’automatisme industriel, pour améliorer le traitement des cannes dans les sucreries, les distilleries et les centrales thermiques.
Ce sont autant d’axes de coopération avec des pays en développement comme Madagascar, le Vietnam ou les pays d’Afrique. Car si l’avenir de la canne à La Réunion dépend en partie de sa recherche pour les progrès qu’elle lui procure dans l’île, la notoriété que lui apporte le drapeau flottant à l’étranger des variétés "R" et des savoir-faire sucriers conforte La Réunion comme pôle de compétence unique en Europe en sucrerie de canne !
Pour toute l’économie réunionnaise, ce n’est pas sans conséquence, au moment des négociations de l’OCM-sucre au cours desquelles on parle aussi de coopération Nord-Sud.

Propos recueillis par Pascale David

(1) mosaïque, rouille : maladies de la canne à sucre qui les rabougrit en touffes d’herbe. D’autres maladies courantes sont la morve rouge, le charbon, l’apoplexie, la gommose, l’échaudure des feuilles... Le reflux de ces maladies dans les plantations réunionnaises est le résultat du processus de sélections variétales mené par le CERF, avec le concours du service pathologique du CIRAD depuis 1962. (source : “Hybrider, sélectionner...”, brochure éditée par le CERF en 1999)


Une compétence mondialement reconnue

Dans le monde, une quarantaine de pays producteurs de canne à sucre ne créent pas leurs variétés de canne. Ils recherchent les meilleures variétés pour leur production cannière et c’est une occasion d’exportation pour La Réunion.
Le CERF échange depuis longtemps des variétés avec d’autres centres de création variétale dans le monde et il commence à organiser l’exportation de ses propres variétés vers les pays demandeurs pour leur production de sucre.
Alors que l’Australie ou l’Afrique du Sud par exemple refusent de céder leurs variétés à d’autres pays producteurs pour ne pas participer à la chute du prix du sucre, l’existence dans le régime sucrier européen d’un “prix garanti” permet au CERF d’exporter, sans ce danger, du savoir-faire sucrier vers les pays qui recherchent les variétés “R”. C’est une forme de “transfert de technologie” dont les pays en développement ont besoin pour répondre à leur économie, leur marché intérieur.
Les autres savoir-faire du CERF donnent lieu à des prestations de service : installation de laboratoire sucrier, fabrication et montage de capteurs... et formation des personnels.
Le CERF envisage une rétribution “au résultat”, selon les qualités des variétés. Avec deux types de contrats prévus : soit des royalties calculées sur la production en valeur du sucre issu de la canne fournie (environ 1 dollar US par tonne de sucre), ou des droits perçus à la signature de contrats pour la fourniture, pendant cinq ans, de cinq à dix variétés de canne par an. Le tarif est fonction de la production de sucre du pays (environ 0,25 dollar US la tonne)... Il s’agit en fait de “gentlemen agreement”, car la canne est comme la musique sur Internet, elle se copie sans difficulté, et sa protection juridique efficace est quasiment impossible !
Mais même s’il est encore peu rémunéré pour ses fournitures de variétés, le CERF y gagne en notoriété. Ses responsables aimeraient cependant pouvoir couvrir par l’export au moins 10% de leurs ressources budgétaires... Celles-ci sont réinjectées au profit de la recherche cannière réunionnaise, et les agents du CERF ont aussi l’occasion de tester leur savoir-faire avec l’extérieur, ça ne peut leur faire que du bien !
Le CERF a passé un accord-cadre avec le CIRAD pour les opportunités d’export
et de fourniture de variétés au réseau des pays d’Afrique notamment, où le
CIRAD a une forte présence en coopération. (source : CERF)


Histoires de patience

La recherche variétale
Les nouvelles variétés donnant des résultats meilleurs que les précédentes, adaptées aux conditions locales, résistantes aux maladies, elles sont le meilleur gage pour l’augmentation de la productivité aux champs. Un agriculteur ne change de variété qu’à la condition que la nouvelle soit meilleure que celle qu’il cultivait précédemment.
Aujourd’hui, le CERF est organisé autour de cinq stations de sélection, réparties autour de l’île, afin de sélectionner, dès les premiers stades, les nouvelles variétés pour les conditions spécifiques des grandes zones agro-écologiques de La Réunion. Ces stations reçoivent les seedlings (mot anglais désignant les plantules de cannes issues des graines), fruits de l’hybridation sexuée réalisée sur la station de la Bretagne. Les cannes sont ensuite cultivées par multiplication végétative.
Le travail de sélection est un travail de longue haleine, la nouvelle variété libérée l’année “n” est le résultat du travail d’hybridation effectué 12 à 15 ans plus tôt.
La qualité de la sélection dépend en premier lieu du choix des parents pour l’hybridation. Pour ce faire le CERF échange, avec d’autres centres obtenteurs à travers le monde, du matériel génétique et dispose ainsi aujourd’hui d’une collection d’un millier de clones.
Ensuite, le travail du sélectionneur est un travail de patience, environ 15 années sont nécessaires pour passer des 100.000 seedlings originaux à une seule variété utilisée par les agriculteurs. Les premières observations sont visuelles, puis au fil des différents stades on arrive, avec des cannes prometteuses, à des essais à plusieurs répétitions où les cannes sont pesées et analysées plusieurs années (6.000 pesées et analyses par an) pour donner les indicateurs économiques du choix final.
Le catalogue du CERF compte aujourd’hui une dizaine de variétés “R”, dont la R 570 qui, grâce à ses grandes capacités d’adaptation, est la canne la plus plantée à La Réunion. Cette variété a permis aux planteurs de connaître, dans les années 80, une augmentation forte de la production par hectare.

La recherche industrielle
La concentration industrielle s’est bien sûr accompagnée de l’automatisation des usines, avec des procédés spécifiques à l’industrie sucrière. Le CERF a donc développé des travaux sur ce thème, dont la reconnaissance dépasse largement La Réunion.
L’usine n’extrait pas tout le sucre contenu dans la canne qui est livrée. De grandes améliorations ont été apportées mais des gains sont encore possibles, et compte tenu des conditions économiques, une partie des marges qui permettront de poursuivre le développement de l’industrie sucrière se trouve dans l’amélioration du taux d’extraction.


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