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par le Dr Raymond Vergès

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’No show-No business, No business-No show !’

Artiste musicien ou le chant des sirènes

mercredi 21 juin 2006

Loin des chimères de la Star Ac’ qui veulent nous laisser croire que l’on peut en quelques semaines faire d’un jeune qui pousse la chansonnette un artiste-musicien, la réalité fait déchanter les plus crédules. Pour percer dans la musique, en plus du talent, il faut beaucoup de volonté, de patience, un projet artistique. Erick Assani, agent artistique - Baster, Ousanousava, Rouge Reaggae, Natty Dread, Téat La Kour, Ti Bwa, Serge Eudor, Gramoun Sélo, Célio et Kloey et autres - nous parle de ce long chemin de traverse vers la reconnaissance.

Comment passe-t-on de musicien à artiste-musicien ?

- Dans tout projet musical, à la base, il faut un artiste. Et ça n’est déjà pas évident de se sentir artiste et d’être artiste. Il y a ceux qui pensent l’être mais qui ne le sont pas encore, d’autres qui se révèlent sur le tard et le plus compliqué reste ceux qui ne le seront jamais. Il faut une certaine sensibilité pour composer, développer des airs, créer un univers musical. Sans forcément avoir une technique, il faut un sens artistique naturel, puis un projet qu’il faut développer et réussir à porter, car le plus dur, c’est de durer dans le temps, de garder son enthousiasme. Quand un musicien montre un potentiel artistique, c’est à lui de s’entourer pour porter son projet, le retranscrire, le faire vivre, en prenant en compte son environnement musical, les techniciens, les scènes... Il y a des questions à se poser. Et c’est là qu’intervient l’agent, sur la partie show-business. Soyons honnêtes, comme je le dis souvent : No show, No business ; No business, No show ! La musique c’est avant tout de la communication : pour faire passer ses émotions, son style musical, donner vie à un projet artistique qui séduira le public. Les sirènes sont nombreuses, souvent c’est le flou artistique et nous sommes là, agents et managers pour aider les artistes, les conseiller. Mais c’est d’abord parce que l’on aime ce qu’ils font qu’on est à leurs côtés. C’est d’abord une relation humaine au-delà de la relation purement mercantile même si à terme, on est là pour qu’il gagne un peu d’argent.

Pour percer, un musicien doit-il obligatoirement s’entourer d’un agent ? Et un agent est-il prêt à soutenir de petits groupes ?

- Le plus important pour un artiste, c’est avant tout d’être en phase avec lui. Si l’artiste ou le groupe est convaincu qu’il aime ce qu’il fait alors il doit jouer n’importe où, sortir de son garage pour se confronter au public. Je vois plein de groupes de reggae qui jouent dans les bars mais qui ne passent pas le cap des scènes. C’est de plus en plus difficile. Mais il ne faut pas être trop regardant sur le cachet. Comme dans tout, il faut crapahuter, beaucoup de volonté et ne pas avoir peur de bousculer certaines choses établies pour décrocher un cachet. Et c’est d’abord à l’artiste de franchir cette étape, l’organisation du business vient après. Il faut jouer, jouer, jouer pour se faire connaître, se constituer un public qui peut amener sur d’autres scènes. Il faut connaître le réseau et c’est là que l’agent apporte une certaine crédibilité pour permettre au groupe de se produire. C’est après à nous de transpirer de la langue comme on dit pour placer le groupe. Mais c’est l’artiste qui conditionne les idées qu’on peut aider à développer. Il est vrai qu’un agent qui perçoit une rémunération en fonction de ce que gagne le groupe (10% du cachet), consacrera plus de temps à un groupe porteur. Pour les autres, il faudra être plus patient, ce qui n’empêche en rien d’engager un projet avec un groupe auquel on croit, que l’on a vu réagir sur scène, dans les bars. Je dirais que le propre d’un artiste c’est la patience. En 1983, Thierry Gauliris jouait sur le marché du Chaudron pour vendre une cassette en une journée. Comme l’agriculteur qui doit labourer, semer, irriguer avant de récolter, il faut franchir différentes étapes. Un projet artistique se monte entre 3 et 5 ans, sachant que l’on peut avoir un succès puis disparaître. Pour durer, il faut la fibre artistique.

La loi du marché

Mais y a-t-il localement suffisamment de lieux d’expression pour permettre aux jeunes talents de se confronter au public ?

- A la Réunion, il y a de petites salles municipales, des salles plus professionnelles et de grosses salles comme le Stade de l’Est où les artistes locaux reconnus se produisent une fois tous les 3-4 ans lors de grands événements. Après il y a toutes les scènes ouvertes, les manifestations, les scènes alternatives, comme les bars qui restent une bonne école pour les petits groupes qui arrivent à tourner régulièrement. Mais c’est vrai, c’est encore difficile pour se placer sur les scènes. Il faut du public devant. Le Kabardock est un bon tremplin, vient ensuite le Bato Fou et le Palaxa quand on est un peu plus costaud, et après le théâtre de Saint-Gilles. C’est un chemin, là encore. Des lieux pour développer la musique il y en a, mais encore faut-il y accéder. Les scènes ont des budgets de programmation, mais il leur faut du public.

Vivre de la musique ici c’est possible ?

- Tout projet important doit se développer avec un regard extérieur. C’est une question de survie du groupe. Une fois que l’on a fait 10 fois le tour des 24 communes, il y a un effet de saturation. On est face à une consommation kleenex où les albums sont usés en l’espace de 6 mois, alors qu’ils devraient durer 2 ans. Et puis, c’est le public qui décide. On est face à la loi du marché, de l’offre et de la demande. Pour qu’un artiste émerge, ce n’est pas mécanique, il faut que sa musique puisse séduire, qu’elle trouve déjà un public. Il faut une chanson avec un refrain, un couplet et un emballage avec une qualité d’arrangement. J’en connais qui font de la très bonne musique, mais sur scène, ils emmènent peu de monde. Les gens sont ouverts mais de plus en plus exigeants. Heureusement, le système de l’intermittence du spectacle permet un minimum garanti, un complément aux cachets, à condition bien sûr, que le groupe tourne. La musique demande parfois de faire un choix douloureux et plus qu’un choix professionnel, c’est un choix de vie. "Deviens ce que tu es", disait Nietzsche.
L’agence artistique est là pour fournir de l’activité aux artistes. On est dans une logique économique avec une pression forte. Lorsque l’on s’est engagé sur un an, il faut trouver des dates sinon le contrat est rompu.

La télévision : un levier pour les découvertes

Comment est perçue notre musique à l’extérieur ?

- La musique locale reste confidentielle. On nous regarde de façon intéressée mais c’est la loi du nombre. Un artiste qui s’en sort bien ici vend 10.000 à 12.000 disques alors que vous êtes là-bas pris au sérieux à partir de 100.000 à 200.000. Par contre, si vous leur parlez de groupes qui tournent dans tout l’Océan Indien, ça les intéresse. Les majors veulent des groupes populaires dans leur île, leur région pour accéder à l’Occident, l’Europe. Aujourd’hui, David Sicard, c’est un vrai gros projet qui va peut-être permettre un coup de projecteur sur d’autres artistes locaux.

La télévision n’aurait elle pas un rôle plus important à jouer pour promouvoir les artistes locaux ?

- Le pouvoir de la télévision, on le voit avec la frénésie de la Star Ac’ et de ses 6 millions de spectateurs qui changent fondamentalement ces jeunes donnés en pâture. On a vu ça à La Réunion dans les années 86-87 quand les gamins qui jouaient au coin de la boutique étaient propulsés dans des grands kabars, où les groupes émergés se présentaient devant 7.000 à 10.000 personnes. Beaucoup ont disparu, ils n’étaient peut-être pas prêts. Chacun à leur façon, le service public ou privé essaie de servir la musique. Mais on manque cruellement d’émission télé consacrée à la musique locale. L’image aide à vendre le son, mais on rechigne à faire des clips vidéo qui coûtent cher, si l’on veut qu’ils soient de bonne qualité, car ils passent une à deux fois sans espace propre de diffusion. Je comprends qu’il y a là une question économique pour des chaînes généralistes. Avec l’ADCAM, les choses se décantent un peu. La télévision joue un rôle de levier pour les découvertes et elles ne manquent pas. Lors d’opération comme la Clameur des Bambous, je suis impressionné par le nombre de groupes qui font de la musique d’un style très différent. Chaque année, c’est un nouveau vivier qui montre toute la vivacité de la jeunesse locale.

Entretien Stéphanie Longeras


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