Intellos cherchent mangeoire...

24 mai 2011

L’emballement politico-médiatique qui marque la vie publique du pays, favorisé par l’approche de la Présidentielle, les sondages, les affaires retentissantes qui ébranlent les opinions les plus affermies, devrait représenter pour nos intellectuels l’occasion en or de rappeler leur utilité sociale, d’en appeler au sang-froid et à la raison, de proposer des analyses objectives, de souligner les valeurs fondamentales qui, au cœur même des tempêtes, balisent le fonctionnement de notre démocratie.
Certes, on savait depuis Julien Benda et “La trahison des clercs” (1927) que les intellectuels, hommes de lettres, philosophes, moralistes, journalistes pouvaient capituler en masse et trahir leur mission de défenseurs du rationalisme démocratique. Mais le spectacle auquel on assiste en ces temps troubles de Sarkozye finissante dépasse les craintes des plus pessimistes dans ce domaine.

On voit celui qui fut jusqu’en 2008 le secrétaire général de Reporters sans Frontières, Robert Ménard, défendre ardemment la liberté d’expression de Dieudonné et d’Eric Zemmour, et publier, au nom de cette même liberté, un essai dont le titre se suffit à lui-même : « Vive Le Pen » [1].
On voit Maître Gilbert Collard, Marseillais parmi les plus illustres et ténor du barreau, rejoindre bruyamment Marine Le Pen et le Front national, tout en s’affirmant fervent partisan de la préférence nationale : « Je suis pour cette mesure (...). Entre un ouvrier français d’origine mexicaine et un Mexicain de nationalité mexicaine, pourquoi pénaliser le Français qui s’inscrit dans l’économie du pays ? »  [2]. (Pour mieux comprendre, il suffit de remplacer « mexicain » par « maghrébin »). Quant aux ultramarins, on ne sait si Me Collard (qui était récemment dans l’île lors du procès Verbard) les “sent” plus proches du Mexique que de la Canebière.

Côté Sarko, on se souvient que la Présidentielle de 2007 avait été “peopolisée” par l’adhésion enthousiaste de divas médiatiques comme Johnny Hallyday, Philippe Bouvard, Enrico Macias, Arthur, Christian Clavier et autres « amis du Fouquet’s ». Mais s’ajoutaient à cette basse-cour bling-bling d’authentiques penseurs répertoriés intellos (parfois “de gauche” !) comme André Glucksmann, Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Max Gallo, Yasmina Reza, etc.
Aujourd’hui, c’est la débandade. Finkielkraut dit de Sarko : « Sa discontinuité me dérange », et voit dans les attaques contre les Roms « une stratégie de diversion indigne d’un chef d’État ». André Glucksmann constate que « le coup d’État mental promis s’est dissous dans une dérive de coups de tête ». Pascal Bruckner promet de revenir dans le camp socialiste, et souligne que « le discours de Sarkozy est une vaste mangeoire où chacun peut trouver son avoine ».
Bref, tout indique que sous peu, M. Sarkozy ne pourra plus guère compter pour encenser son action que sur la verve thuriféraire de MM. Johnny Hallyday, Jean-Marie Bigard, voire de Richard Virenque. Ainsi en est-il de certains auteurs « engagés » qui ne nourrissent leur pensée que de ce qu’ils trouvent dans l’auge du pouvoir, avant de changer de cap en fonction de ce que les vents dominants leur permettent de humer comme nouvelle pâture.

La chose n’a rien de nouveau. Bernanos écrivait cruellement : « L’intellectuel est si souvent imbécile que nous devrions le tenir pour tel jusqu’à ce qu’il nous ait prouvé le contraire ». Et de Gaulle, lui-même grand admirateur de Bernanos, fut confronté dans ses années anglaises à ce qu’il faut bien appeler la lâcheté de nos auteurs, et non des moindres. Paul Morand, écrivain à succès, avait carrément accepté de Pétain les ambassades de Bucarest et de Berne. Quant à André Gide (futur Prix Nobel) et Paul Valéry (Secrétaire de l’Académie française), Régis Debray rappelle que Jean Moulin les fit contacter « pour qu’ils manifestent ouvertement, d’une façon plus ou moins feutrée, leur sympathie envers la Résistance. C’était après Stalingrad et avant le débarquement en Sicile, en 1943, quand les choses prenaient meilleure tournure (...). Gide s’est défaussé sur son grand âge, et Valéry sur sa dette personnelle de reconnaissance envers Pétain, qui l’avait reçu sous la Coupole. Le don littéraire, c’est connu, ne fait pas bon ménage avec le courage »  [3].
De même, Pierre Péan dans “Une jeunesse française” rappelle que si François Mitterrand avait reçu la Francisque en 1943, Michel Debré avait prêté serment au Maréchal dès le 13 novembre 1941...

Bien entendu, la littérature des années de guerre comporte heureusement des aspects plus glorieux. Il y eut Camus et Sartre avec “Combat”. Il y eut Aragon, Eluard et “L’honneur des poètes” publié le 14 juillet 1943. Il y eut René Char qui s’engagea les armes à la main dans le maquis de Durance... Mais il fallut des décennies de recherche pour sortir de la vision faussement héroïque de l’après-guerre, tracer des limites, séparer le vrai du faux : aujourd’hui encore, des révélations continuent de susciter des polémiques parfois très violentes, comme celle que vient de provoquer Alexandre Jardin dans sa propre famille en écrivant dans “Des gens très bien” que son grand-père Jean Jardin, directeur de cabinet de Pierre Laval en 1942, ne pouvait ignorer la rafle du Vél’d’Hiv, le camp de Drancy, la déportation des Juifs de France.

Revenons à notre époque. Non pas désabusés ou cyniques, mais simplement rendus plus vigilants par cette double conviction :

- ce qui motive prioritairement les médias, c’est trop souvent le buzz, la pub, le tirage et, très subsidiairement, d’établir la réalité des faits.

- ce qui anime nombre de donneurs de leçons et moralistes à la petite semaine, c’est leur positionnement personnel vis-à-vis du pouvoir. Leurs convictions à géométrie variable leur permettent de changer de maître par un simple retournement de veste.
Pour forger notre opinion personnelle, il nous faut avancer prudemment entre ces deux précipices, en nous gardant de trébucher sur cette substance molle et glissante que le critique Jean Ricardou appelle cruellement « l’exigu comportement des gendelettres ».

Raymond Mollard


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