Quel avenir ?

De l’omnipotence des gouverneurs aux Assises des libertés locales

Exposés et débats autour du cadre historique de la décentralisation

4 septembre 2003

Après la séance d’ouverture mardi matin (voir "Témoignages" d’hier), le colloque consacré à la décentralisation (Histoire, bilans et évolutions) abordait mardi après-midi la première séance d’exposés et de débats. Rappelons que ce colloque est organisé conjointement par l’Université de La Réunion et par la Région. Il s’est poursuivi hier (voir en pages 4 et 5). Il se termine aujourd’hui, toujours à l’amphithéâtre A 400 de la Faculté des Lettres, de 8 heures à 16 heures, et il est ouvert à tout public.
Mardi après-midi, les historiens Edmond Maestri, Prosper Ève, Claude Wanquet, Sudel Fuma et Yvan Combeau ont donc remonté le fil de l’Histoire administrative de La Réunion. Une évolution qui s’est faite en dents de scie selon les régimes. Une cinquantaine de personnes tout au plus ont assisté à cette séance.

Les fondements de la décentralisation

Edmond Maestri évoquait "La décentralisation à la Française : particularités historiques". « Par-delà les frontières nationales, d’autres frontières apparaissent », affirme le président du colloque ; « l’attachement d’une société à sa petite patrie, au terroir où se construisent nos perceptions, à l’espace où se projette notre idéologie est un des fondements de la décentralisation, un fondement mythique ». En voulant simplifier l’organisation du territoire, la France n’a cessé de multiplier les niveaux institutionnels (commune, groupement intercommunal, département, région…) si bien que « la France est le pays européen qui compte le plus de niveaux institutionnels ».
L’historien se demandait si ceci a permis une réelle amélioration de la démocratie directe ou si ce morcellement du territoire ne provoque pas des chevauchements, des enchevêtrements, des conflits de compétences… bien loin de la volonté de simplification originelle. « Le bilan comptable de la décentralisation est positif, mais a-t-elle réduit les inégalités entre régions pauvres et régions riches ? », demandait-il encore.

La construction d’un pouvoir local

Après cette ouverture, Prosper Ève a traité de la période 1731-1831 en présentant une communication intitulée : "La critique de la tutelle de l’État à Bourbon à l’époque de l’esclavage".
« Dès la première colonisation, l’autoritarisme des gouverneurs soulève la contestation », dit-il, en notant que dès le départ, se pose la question de savoir « si la gouvernance doit être centralisée ou souple et autonomiste ».
Ainsi les idées autonomistes et indépendantistes traversent les années 1734 et 1831. Elles sont renforcées par « le déphasage entre les besoins de la colonie et les décisions centrales ». L’historien note que « Bourbon reste le parent pauvre : les administrateurs locaux manquent d’argent, Versailles refuse d’apporter les ressources matérielles ».
L’intervention de Claude Wanquet - "Au temps de la Révolution, la décentralisation jusqu’où ?" - s’imbriquait parfaitement à la suite de son confrère. De 1789 à 1794, le temps s’accélère, ce sont des années denses, urgentes. C’est en 1794 que Bourbon devient La Réunion.
Une des dates importantes évoquées a été le décret du 4 mars 1790 qui introduit un régime spécifique d’intégration des colonies dans l’ensemble français, mais avec une ambiguïté : à côté de la volonté totale d’intégration à l’État français, existe déjà l’exigence de la reconnaissance des spécificités de l’île.

L’indépendance : crainte et fascination

Ainsi, de nombreuses organisations institutionnelles vont être créées localement faisant naître tous les organismes d’une gestion déconcentrée. La Constitution française de 1795 généralise le principe de département, mais les Réunionnais refusent cette Constitution et font l’apologie de leur modèle autonomiste perçu comme idéal.
Les Réunionnais, selon les crises politiques, ont une relation de crainte et de fascination avec l’indépendance. Ce débat réunionnais se traduira par une discussion à l’Assemblée nationale le 2 mars 1800 visant à voter la mise en place d’une assemblée coloniale, qui sera jugée « inadmissible et dangereuse ».
Bonaparte, accédant au pouvoir, exclut les colonies de l’administration française, rétablit l’esclavage et dissout toutes les instances locales. C’est l’acte de décès de la révolution locale, avec l’Empire s’installe la dictature militaire.
Selon l’historien, « les Réunionnais ont accepté de sacrifier leurs ambitions politiques pour le maintien de la cohésion sociale par l’esclavage ».

La route vers la départementalisation

Sudel Fuma poursuivait la séance avec un exposé intitulé : "Décentralisation, autonomie. Des origines au 19ème siècle à La Réunion". L’historien distinguait trois grandes étapes à ce sujet : « 1815-1830 : absence totale de démocratie locale », « 1830-1848 : la décentralisation avec le Conseil colonial (assemblée d’élus locaux qui vont gérer l’île avec le gouverneur) », « 1848-1870 : retour à la centralisation avec des membres du Conseil colonial nommés et non plus élus ». Dans la première période, l’île est sous la coupe des gouverneurs omnipotents. Durant la seconde période, la Monarchie de Juillet répond aux revendications locales et partage le pouvoir entre gouverneur et élus locaux, Sudel Fuma parle de « décentralisation maîtrisée, contrôlée », soulignant que ce début de pouvoir local est sous la pression de la Monarchie de Juillet.
Sous le second Empire, période autoritaire, le pouvoir impérial contrôle les communes et donne plein pouvoir au gouverneur. En 1860, la contestation politique se fait plus dure avec la crise économique, et les idées autonomistes et indépendantistes s’expriment de plus belle.
La 3ème République apportera des réponses timides aux revendications locales, instaurant le suffrage universel et entamant la route vers la départementalisation.

Quelle est la situation actuelle ?

Yvan Combeau clôturait cette suite d’exposés par une réflexion sur une Histoire plus immédiate, portant sur la période 1963-2003 : "La décentralisation et les Jacondins à La Réunion".
Si le Premier ministre a fait de la décentralisation sa priorité, Yvan Combeau rappelait que cette idée a été redoutée par l’UMP, Jean-Louis Debré parlant même « d’intégrisme décentralisateur ». Quelle est la situation actuelle ?
Rappel de l’historien : de juillet 2002 à juillet 2003, à côté des textes fondateurs du Premier ministre et du président de la République, « l’Histoire retiendra la grande mobilisation des préfets avec les débats autour de la réforme de la Constitution, les Assises des libertés locales, menées en un semestre. La logique a été dessinée comme devant permettre de créer un État stratège permettant une cohérence des transferts de compétences et des actions de proximité ». Mais « l’Histoire prend aussi en compte la contestation au sein des assemblées, dans la rue et dans les urnes » (référence à la Corse).
Yvan Combeau note que « si durant les années 1983-1986 la régionalisation avait une image positive, ce n’est pas le cas de l’actuelle décentralisation, à laquelle se rattachent différentes représentations négatives : démembrement, désengagement, déconnexion globale avec l’État… Cette image négative s’accompagne de craintes, d’angoisses, qui imposent la nécessité du débat, de l’échange, de la mise à plat des mots, des projets.
La proximité, cheval de bataille des dernières élections pour gérer les affaires à l’échelle locale, soulève doutes et suspicions, et pose la question du rapport citoyen-élu, citoyen-assemblée ».
En conclusion, Yvan Combeau soulevait « la complexité des échelles et des enjeux », « la place de La Réunion dans l’Europe des 25 avec les autres RUP », « la dimension internationale de la Région Réunion, sa place dans notre environnement ». Pour lui, « la France a eu besoin d’un pouvoir fort pour se faire, elle a aujourd’hui besoin d’un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire ».

La décentralisation exige une large concertation

Une personne dans la salle soulignait en fin de journée que nous sommes à ce jour dans une situation exceptionnelle « car la Constitution donne désormais le droit à l’autodétermination interne ». Ressortait comme une évidence du débat final que « plus rien ne doit être imposé d’en haut, cet autoritarisme serait le contraire de la décentralisation. Il faut que la décentralisation soit voulue par la base, issue de négociations larges ».
Jean Saint-Marc, un des responsables du PCR, faisait remarquer à ce sujet qu’« en février dernier, la synthèse des Assises des libertés locales exprimait les souhaits des Réunionnais. Mais les vœux émis par les assemblées locales ont été ignorés. Pas une seule proposition réunionnaise n’a été acceptée ». « À la place, l’État donne aux collectivités des compétences que nul n’a demandées ». C’est pour lui un phénomène plus que préoccupant. Il expliquait les images négatives liées à la décentralisation notamment par la mauvaise expérience des élections lontan à La Réunion ainsi que par la mauvaise utilisation des emplois-aidés par certains maires. Il estimait que « 75% du personnel communal vit dans une situation de grande précarité, de dépendance féodale au maire ». Ce sont ces inégalités qui donnent « une image dévalorisante d’une certaine décentralisation ».
Samuel Mouen a pris la parole pour féliciter les organisateurs de la tenue de ce colloque et les intervenants de la qualité de leurs exposés. Toutefois, jetant un regard sur l’assemblée et constatant le peu de personnes présentes, il se demandait : « À qui nous adressons-nous ? Où sont les élus ? Nous sommes au plein cœur de l’université, de la cité, du Moufia, où sont les citoyens ? Les premiers concernés sont absents. Tout l’intérêt de cette démarche est pourtant de s’adresser à l’ensemble des Réunionnais, la réflexion menée dans ce colloque est l’occasion exceptionnelle d’une prise de conscience ».
Il est vrai que l’auditoire ne comptait qu’un ou deux personnages politiques, des spécialistes et des doctorants ou autres étudiants en Histoire.


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