Société

Donner du sens aux déviances et turbulences juvéniles

Délinquance de jeunes et construction sociale

8 avril 2003

Éducateur spécialisé de formation, Michel Baulaigue exerce depuis quinze ans dans l’Association Aide et Protection de l’Enfance (A.A.P.E), où il intervient auprès de jeunes de 18 à 25 ans, garçons et filles, pour leur insertion sociale et professionnelle. Après dix ans d’exercice comme éducateur spécialisé, il a renoué avec les études et la recherche, après avoir constaté qu’il restait un grand nombre de questions auxquelles sa pratique professionnelle n’apportait pas de réponse.
Ses différents mémoires de recherche ont porté sur des problématiques de la société réunionnaise : l’étude d’institutions comme le lycée polyvalent Lislet Geoffroy (maîtrise) et l’A.P.E.C.A. (mémoire de D.E.A.), à travers la perception qu’en a la société.
Ces travaux l’ont peu à peu amené à inverser les termes du problème tel qu’il est habituellement traité, et à poser la question ainsi : ’Ce qui fait problème à La Réunion n’est-il pas davantage la réaction sociale et institutionnelle qui est opposée à la délinquance juvénile que cette délinquance elle-même ?’
C’est l’objet de la thèse de Doctorat qu’il a soutenue à la Sorbonne (Paris V) le 24 février dernier. Le point de vue exposé par Michel Baulaigue est que « cette réaction sociale à La Réunion, mal préparée à l’explosion d’une jeunesse moins conforme qu’auparavant, a tendance à stigmatiser la jeunese et à l’enfermer, au propre et au figuré, en assimilant toute turbulence à de la délinquance ».
Inspirée de la sociologie compréhensive de Michel Maffesoli (’Le temps des tribus’, 1998 - 3ème éd. 2000 ; ’La part du diable’, 2002) et des travaux inter-actionnistes de l’école de Chicago (Goffman et Becker, entre autres), la recherche propre de Michel Baulaigue s’interroge sur « le sens que les acteurs donnent à leur conduite », en s’intéressant à l’activité sociale des individus et à la façon dont ils interprètent leur vie et leurs actes.
Intitulée « La construction sociale de la délinquance juvénile à l’Ile de La Réunion », sa thèse est le résultat de trois ans et demi de recherche-action (1999-2003) auprès d’une vingtaine de jeunes âgés de 13 à 18 ans, la plupart incarcérés, quelquefois condamnés, ainsi qu’avec des jeunes de 13 à 22 ans dans un quartier particulièrement stigmatisé par la délinquance juvénile. Michel Baulaigue a répondu aux questions de ’Témoignages’.

Vous avez travaillé sur les formes de stigmatisation de la jeunesse. Comment se met en place ce processus ?
- Aujourd’hui, les jeunes ont parfaitement compris que la classe adulte les assimile souvent à des délinquants. Bien sûr, cette perception varie selon les sphères. Ils savent qu’ils sont perçus différemment par les adultes de la sphère familiale et par la société, où le regard est plus hostile. Ils ont aussi compris que la société évolue vers un post-modernisme dans lequel l’être- ensemble remplace l’individualisme et produit des tribus de jeunes perçues comme hostiles. Ils vivent dans la recherche à satisfaire des besoins immédiats et veulent jouir de l’instant présent parce que demain n’est pas sûr.
La société voit ces jeunes sous un aspect "terrifiant" et ne se demande pas pourquoi ils font tel ou tel acte. Au cours des entretiens que j’ai eus avec les jeunes, j’ai cherché à dégager ce qui s’est passé lors de la socialisation primaire. Les premiers symptômes semblent se poser lors du passage de l’école primaire au Secondaire (le collège). Après les premiers phénomènes d’adhésion à une bande - cela commence souvent par "un joint", un peu de zamal -, les enfants découvrent une réaction sociale très disproportionnée, très hostile. Ils se retrouvent enfermés dans une identité de déviants avant de l’être réellement et ils vont chercher ensuite à développer un style de vie déviant.

Vos constats vous ont-ils conduit à dénoncer, comme font certains, l’influence de la télévision dans l’usage de la violence ?

- Non. Je renvoie vos lecteurs au livre de Férenczi, paru chez Complexe (2000) "Faut-il s’accomoder de la violence ?". Les enfants sont parfaitement capables de faire la différence entre ce qui est de l’ordre du scénario et de la réalité. La réalité de la guerre qu’on voit actuellement sur nos écrans est plus terrifiante.

Donc, la réaction sociale - « disproportionnée », dîtes-vous - a une influence sur les débuts de la déviance. Vous décrivez là un déterminisme social assez prononcé. Pourquoi la société ne fait-elle pas plus d’effort au stade de l’école, censée mettre le jeune en situation de se construire un parcours personnel ?
- À l’école, les jeunes savent très tôt que les choses sont plus ou moins jouées d’avance. Et cette idée-là, plus encore que les inégalités sociales auxquelles elle est liée cependant, engendre la violence chez les jeunes. Pendant ce temps, la société continue de poursuivre des buts qui sont dépassés et de proposer des fins pour lesquelles elle ne donne pas de clés.
À travers la violence - parce qu’ils savent que les choses sont jouées à l’avance -, les jeunes tentent malgré tout de les modifier. Est-ce pour un changement ou une forme de résistance ? C’est en tout cas leur réaction devant une société qui, en dépit de l’omniprésence de certains discours, ne concède que très peu d’intérêt à la jeunesse. La violence vient là comme une forme d’espoir de changement. Et c’est aussi un moyen de se construire dans une société d’où ont disparu les rites de passages.

Cette jeunesse ne peut-elle exister autrement ?
- Dans les sociétés moins normées, on acceptait davantage les turbulences de la jeunesse. Les sociétés hyper normées aboutissent à une forme d’aseptie où les individus ne peuvent plus interagir que de façon uniforme. La délinquance apparaît alors comme une façon de se valoriser. Et dès que les jeunes dévient, ils sont stigmatisés.
Lorsqu’avec l’âge, les jeunes quittent le cadre de la socialisation primaire - dans lequel ils sont peut-être trop "couvés" -, les familles ont beaucoup de mal à gérer le partage de l’éducation. Ce n’est pas un partage dans l’harmonie. Et si l’enfant n’accepte pas le modèle familial et s’il va "dann somin", là les familles ne veulent plus savoir ce qui se passe "dans le chemin".
C’est une drôle de représentation du "chemin"… alors que les sociologues ont montré l’importance de la rue. Là, dès que cette jeunesse se retrouve à l’extérieur, elle est très vite stigmatisée.
La délinquance est une construction sociale et juridique : n’est délinquant que celui qui est pris. Tout est une question de regard : si l’on portait sur la jeunesse un regard moins stigmatisant, on ferait moins de dégâts.
Si j’ai insisté sur le sens que les jeunes donnent à leurs actions, même quand ces dernières peuvent apparaître irrationnelles, parfois violentes par rapport aux autres mais surtout toujours violentes par rapport à eux, c’est parce qu’elles surviennent chez des jeunes en recherche d’une identité à venir ou pour échapper à une identité déjà définie par d’autres.

Il reste à expliquer comment ou pourquoi la violence intervient dans des constructions personnelles…
- Il y a chez certains jeunes une recherche de type "ordalique". Ils veulent savoir jusqu’où ils sont capables d’aller dans la violence (je pense à des cas de course-poursuite) pour voir "si ça vaut le coup d’être en vie". Les termes de "bandes" ou "gang" sont sans doute exagérés. Mais dans les groupes néanmoins, les choses sont très normées, très sévères. Il s’agit de respecter un chef, de lui prouver qu’on est capable d’aller jusqu’à telle limite - la limite pouvant être celle de la mort ou de la vie.

Vous décrivez en fait des difficultés à des points nodaux de la socialisation. Quel rôle joue la diversité culturelle dans ce processus ?
- À La Réunion, plusieurs systèmes culturels se chevauchent, rendant parfois la socialisation très complexe pour les individus. Il y a aussi un téléscopage entre les valeurs de la société traditionnelle et la confrontation avec une société moderne à laquelle les mentalités n’étaient pas préparées, parce qu’elles ne vont pas aussi vite que les évolutions technologiques, sociales ou juridiques. Les gens n’ont pas eu le temps de s’adapter à la société moderne, plus imposée que négociée, et ils ont souvent gardé des valeurs qui n’ont plus cours aujourd’hui.
Quand les enfants grandissent, on laisse leur accompagnement à des institutions (collège, club sportif ou autre…), qui elles-mêmes ne jouent pas leur rôle. La socialisation apparaît trop complexe, la société elle-même est vécue comme quelque chose de complexe et en même temps comme quelque chose d’insécurisant.
Les familles renvoient l’image de promesses qui n’ont pas été tenues, de risques plus importants, tandis qu’on continue de les bercer d’illusions, sans que les résultats promis soient au rendez-vous. Le contrôle social exercé par des institutions est moins affectif, moins compréhensif que quand il s’exerçait par la population ou l’environnement familial.

Y a-t-il des préconisations que les travailleurs sociaux puissent dégager de votre thèse ?
- J’en retiens personnellement qu’on parle beaucoup de la délinquance juvénile, mais qu’on en reste souvent sur des idées toutes faites plutôt que de chercher à comprendre le phénomène et pourquoi certains individus "dévient".
J’ai pu vérifier avec les jeunes rencontrés l’hypothèse posée au préalable, sur la construction de la délinquance. Les jeunes sont sensibles à la réaction sociale, à condition qu’elle ne soit pas aussi irrationnelle que les actes qu’elle condamne.
Il faut aussi tenir compte d’un effet "boomerang" : on peut faire le plus grand mal au nom du bien. On le voit bien en ce moment avec la guerre. Au lieu de stigmatiser la jeunesse, on ferait mieux d’être plus à l’écoute et d’accepter quelques turbulences. La jeunesse a forcément des choses à dire.


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus