Culture et Histoire

’Grippe coloniale’ : Les tribulations d’une bande de ’poilus’

Dans "l’Humanité", une bande dessinée réunionnaise

9 août 2003

Depuis le lundi 28 juillet, le journal ’l’Humanité’ publie sur deux pages une bande dessinée réalisée par deux anciens compères - et cofondateurs - du ’Cri du Margouillat’, Appollo et Serge Huo-Chao-Si, scénariste et dessinateur de la série ’Grippe coloniale’, une histoire située dans La Réunion du début du 20ème siècle, publiée chez Vents d’Ouest (groupe Glénat). Appollo enseigne les lettres dans un lycée de Saint-Denis et Serge Huo-Chao-Si est professeur de génie mécanique.
Dans un entretien avec le journaliste de ’l’Humanité’ Pierre Dharréville, les deux auteurs apportent un éclairage intéressant sur leur création, une histoire dont nous n’avons pu lire ici que les trois ou quatre premiers épisodes et qui transportent d’emblée ses lecteurs dans un univers dense et authentique, celui d’une petite colonie qui n’a pas vraiment vu passer la Première Guerre mondiale et vit encore en vase clos.
« L’insouciance qui drape le récit n’est là que pour souligner la gravité du drame qui se joue. Dans l’ironie choisie des dialogues du quotidien se lisent les cassures enfouies. C’est la vie qui nous est ainsi peinte, comme elle vient, comme elle va. Ces drames personnels se confondent avec un drame collectif », écrit Pierre Dharréville, touché lui aussi par… ’La Grippe coloniale, « une fresque sociale douce-amère et enivrante ».
Les personnages en sont Évariste Hoarau, personnage principal et observateur de la société coloniale ; son copain Grondin est comme lui un ’Petit Blanc’ ; Voltaire est le ’Kaf’ de la bande et Camille de Villiers est issu d’une lignée de ’Gros Blancs’, rentré dans l’île avant les autres pour cause de ’gueule cassée’, ce dont il garde une grande amertume.
On lira ci-après de larges extraits de l’interview accordée par Appollo et Serge Huo-Chao-Si à ’l’Humanité’.

"La Grippe coloniale" évoque le difficile retour des "poilus" à La Réunion. Pourquoi ce récit ?
Appollo : Nous avons voulu montrer le décalage entre la Première Guerre mondiale, qui marque le début du 20ème siècle en France, et l’éloignement d’une colonie oubliée. À leur retour, ces soldats, qui ont connu l’enfer des tranchées, portent un regard particulier sur cette société coloniale sclérosée et figée. On y vit encore comme au siècle précédent, avec de grandes plantations et une forme d’exploitation encore vivace malgré l’abolition de l’esclavage. À cela s’ajoute la tragédie de l’épidémie qui frappe une île, un endroit clos dont ne peut pas sortir. C’était intéressant du point de vue dramatique.
Serge Huo-Chao-Si : Depuis que nous travaillons ensemble, nous incluons beaucoup d’éléments historiques dans notre création. La Réunion, peu de monde en parle, et cette période-là de notre Histoire reste encore un peu trop dans l’ombre. La grippe espagnole, qui a touché La Réunion, constituait un bon cadre pour notre histoire. Il s’agit bien d’une fiction, mais qui se déroule dans un contexte très précis.

Outre de jeunes soldats revenant de la guerre, qui sont les héros de cette histoire ?
Serge Huo-Chao-Si : Évariste est le personnage principal, l’observateur. Cependant, il fait partie d’une bande de copains qui est tout entière au cœur de notre histoire.
Appollo : Ils viennent de connaître quatre ans de tranchées. Ils sont donc complètement marqués, traumatisés par la guerre. Ils ont l’impression d’être des héros. Mais en fait de héros, rien n’a changé quand ils reviennent. Ils se heurtent à des réalités politiques et sociales qui ne font pas cas de leur histoire. On les retrouve tous largués, en déshérence. Là-dessus arrive l’épidémie.

Les personnages de votre histoire sont très différents les uns des autres. S’agit-il d’une volonté de rendre compte de la diversité qui marque la société réunionnaise ?
Appollo : Nous ne voulions pas tomber dans le cliché : un personnage, une communauté. C’est l’occasion de parler des origines du peuple réunionnais et des crispations qui y sont liées. Une forme d’apartheid social et ethnique, une forme de hiérarchie tacite, était entrée dans les mœurs. Mais, dans le même temps, La Réunion est profondément une terre de métissage. Ce n’est pas le sujet de notre bande dessinée, mais on retrouve cette problématique dans les rapports qu’entretiennent les personnages entre eux.

Vos héros sont un peu abîmés par le monde : le racisme, la guerre, les travers de la politique. Faut-il y voir une forme d’engagement ?
Appollo : Au début, il y avait un cinquième personnage qui transformait son amertume en combat politique. Historiquement, les organisations syndicales et politiques, comme le Parti communiste réunionnais, sont nées dans la foulée de ces retours de la Première Guerre mondiale. Bien sûr, la société réunionnaise n’est pas aujourd’hui telle qu’elle était au début du siècle dernier. La société coloniale a disparu, même s’il en reste des stigmates. La tentation se fait parfois ressentir de replis communautaires, qui ne sont pas sans lien avec le passé colonial de l’île. Nous le regrettons et c’est une manière d’en parler.
Serge Huo-Chao-Si : Actuellement, je trouve que La Réunion n’a pas très bien digéré son métissage, son identité. Il y a encore des stéréotypes qui traînent, des restes d’une éducation qui avait du mal à composer avec l’identité réunionnaise. La Réunion n’est pas une superposition de communautés qui fait un peu folklore, c’est beaucoup plus compliqué.
Appollo : Nous ne voulons pas faire un travail d’historiens mais comprendre comment on en est arrivé là. La bande dessinée que nous avons écrite ne relate pas les aventures d’un cosmonaute dans l’espace. Nous avons choisi de situer notre récit au 20ème siècle, à La Réunion. Il ne s’agit pas d’une bande dessinée politique... mais, en fait, si. Un peu. Nous parlons de la réalité réunionnaise et de la réalité humaine en général. Il est vrai qu’il y a des similitudes avec l’actualité, qui seraient presque amusantes si elles n’étaient pas tragiques : l’épidémie de SRAS, la guerre en Irak. On a été rattrapés par les événements.

Comment êtes-vous parvenus à cette adéquation entre le scénario et le dessin qui lui donne chair ?
Serge Huo-Chao-Si : Je ne me suis pas posé trop de questions au moment de dessiner. Nous avions déjà beaucoup échangé sur le scénario. Une fois que je l’ai eu, je me suis lancé, entre réalisme et tragi-comédie. J’ai essayé de servir l’histoire comme j’ai pu.
Appollo : Nous sommes deux copains d’enfance et nous avons suffisamment de goûts en commun pour être sur la même longueur d’onde. D’une certaine manière, moi qui ne sais pas dessiner, je revendique son dessin. Cette histoire n’aurait pu être dessinée par personne d’autre : il l’a faite sienne. L’un et l’autre, nous avons voulu que ce récit, marqué par des situations graves, ne tombe pas dans le pathos. Comme dans la vraie vie, les personnages essaient de s’en sortir, parfois de s’en échapper, et son dessin le rend très bien. » (…)


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