Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise

Identités culturelles : logiques de production et enjeu démocratique

"Identités culturelles et démocratie"

27 mai 2003

Une conférence-débat a eu lieu samedi soir, à l’amphithéâtre Thérésien Cadet de l’Université, à l’invitation de l’association pour la Maison des Civilisation et de l’Unité réunionnaise présidée par Idriss Issop Banian. Sur une initiative de Françoise Vergès, universitaire et politologue, le sociologue Michel Wieviorka - exerçant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et au CADIS - un Centre de recherche formé en son sein - est venu exposer quelques-uns des outils critiques forgés par le Centre. Michel Wieviorka devait commencer par préciser que le CADIS, créé il y a une vingtaine d’années par Alain Touraine, était né d’un mouvement intellectuel qui se proposait d’analyser les tendances lourdes de la société post-industrielle. Il s’est exprimé dans le cadre du programme établi par l’association de la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise pour cette année 2003 sur le thème des "héritages".
L’universitaire parisien a été accueilli par quelques mots de bienvenue de Jacky Simonin, au nom de l’Université de La Réunion dont le président, Frédéric Cadet, est actuellement en déplacement.
C’est Françoise Vergès qui a introduit le thème de la conférence sur "Identités culturelles et démocratie" en signalant que la question des identités culturelles revêt à La Réunion « une importance proportionnée à l’étouffement dont elle a été l’objet au cours de l’Histoire de l’île » - une Histoire marquée par « une acculturation et une assimilation permanentes ». Elle devait aussi pointer, pour le regretter, « le grand déficit des études sociologiques à l’Université de La Réunion », d’où il ressort un grand vide dans les analyses et regards portés sur la société réunionnaise, ne fût-ce que sur les transformations des cinquante dernières années. Michel Wieviorka devait quelques instants plus tard, faire écho à ce constat de déficit, lorsqu’il a ironisé sur « la vigueur de certains débats », en France, en remarquant qu’il avait fallu attendre quinze ans la traduction du livre de John Rawls, "Théorie de la justice" (Seuil, coll. "Points").

1 Ce n’est pas sans appréhension que le sociologue « du Quartier Latin » - ainsi qu’il s’est présenté lui-même - a relevé le défi d’une conférence donnée dans l’océan Indien autour des idées formulées et mises à l’épreuve dans la société française de l’après 68. Il a donc commencé par préciser quelques-uns des outils critiques utilisés et les registres dans lesquels ils opèrent.
Un premier registre relève de l’analyse sociologique : de quoi parlons-nous ? De quelles identités, de quelles différences culturelles s’agit-il ? « Depuis la fin des années 60, les questions identitaires se sont beaucoup renouvelées, surgissant dans l’espace public à une époque marquée encore par la croissance, la confiance en la "science" et le "progrès", dans des sociétés qui étaient en train de basculer d’un modèle industriel à un modèle post-industriel », a-t-il dit, en signalant que le concept de "société post-industrielle" pouvait revêtir des contenus différents selon les sociologues - il a notamment évoqué Daniel Bell et Alain Touraine.
Cette époque a ouvert des espaces à la reconnaissance de groupes minoritaires jusque là "invisibles" en tant que groupes : les malentendants ont apporté la langue des signes - aujourd’hui introduite à la télévision - et avec elle l’exigence de leur reconnaissance ; les Juifs, en affirmant une « présence juive dans la cité », ont rendu caduque l’injonction du comte de Clermont-Tonnerre, faite sous la Révolution française (dans l’idée de reconnaître aux Juifs "tout comme individus et rien comme Nation").
L’objet de la sociologie des différences brièvement brossé par le conférencier a ainsi donné lieu à un inventaire à la Prévert dans lequel surgissent les Occitans, les Bretons, les Juifs, les handicapés et plus récemment les homosexuel(le)s… Il en est ainsi de tout groupe humain au sujet duquel l’analyse sociologique est à même de se demander : "Qu’est-ce qui est en jeu ?"

2 Le deuxième registre est polémique et relève de la philosophie politique. Il vise à démarquer ce qui est "bon" et ce qui est "mauvais", le "juste de l’"injuste", le "tolérable" de "l’intolérable"… etc. À ce registre, Michel Wieviorka a rattaché le débat surgi entre les tenants de "l’individu abstrait" et ceux qui prônaient le respect de la culture et de l’identité du groupe d’origine, surtout lorsqu’il est minoritaire, dans la construction de la personne. Le débat est né d’un livre de John Rawls, "A theory of Justice", dans lesquels sont différenciés des "liberals" et des "communitarians". Dans les deux cas, a souligné Michel Wieviorka, il s’agit de permettre l’affirmation du sujet. Il devait aussi observer que le débat avait tendance « à tourner en rond » mais que, en France où il a été introduit dans les années 80 après la parution d’un livre de Régis Debray, « il a pris une tournure calamiteuse, en opposant "les Républicains" et "les Démocrates" » - ces derniers étant soupçonnés, en favorisant l’expression des minorités, de menacer la France de "libanisation" ou de "balkanisation" voire de vouloir un « multiculturalisme… à l’américaine ».
Un débat bien manichéen, comme certains intellectuels français savent si bien s’y complaire… Michel Wieviorka, rangé alors dans le "camp des démocrates" - ce qui semble lui avoir laissé des stigmates… - préfère renvoyer aux travaux de Charles Taylor et continue de penser qu’il aurait été beaucoup plus fécond de « chercher à concilier les valeurs universelles et celles des existences identitaires particulières ».

3 Un troisième registre pose la question du traitement politique et institutionnel du multiculturalisme : qu’en est-il du traitement politique, juridique et institutionnel des différences au sein d’une même communauté ?
À cette question vient se greffer un débat de société (pour ou contre le multiculturalisme ?) dont le sociologue a rappelé qu’il était apparu au Canada, « pour noyer le poisson de la question québécoise ». En Amérique du Nord, les animateurs de ce débat au conclu au principe « qu’il ne faut pas séparer la question culturelle de la question sociale ». Au Canada du moins, car aux États-Unis, les deux registres sont séparés : les différences culturelles, ethniques, etc… sont traitées comme telles dans un morcellement extrême tandis qu’au plan social se mettent en place des "affirmative actions" (traduites en français par "discriminations positives"), en direction de telle ou telle minorité, au titre de la compensation des handicaps que constituent les inégalités culturelles. Au final, ces politiques ne produisent pas grand chose, a observé le sociologue qui en conclut que « le multiculturalisme n’est pas la réponse adaptée pour aborder la question des identités culturelles ».

Quatre logiques différenciées

Au terme de cette introduction, le conférencier était en mesure de poser les jalons et les outils critiques nécessaires pour reconstruire le débat de société sur : quelle place faire aux identités culturelles dans la vie politique (au sens de : la vie de la cité) ? Il a alors tracé au tableau un axe linéaire sur lequel apparaissaient quatre points ou nœuds - A, B, C et D - chacun correspondant à des logiques différenciées de production identitaire.
Le point "A" est, dans son schéma, une logique de reproduction d’une identité collective - qui selon les périodes peuvent être en phase d’extension ou de résistance - affirmant « le primat du groupe sur l’individu ». Sa visée est de reproduire et transmettre.
À l’autre bout de l’axe, au point "D", le sociologue situe « la pure individualité », occupée à « "se produire" sans se référer à une appartenance identitaire collective ». Michel Wieviorka prend à ce propos l’exemple de l’artiste occupé à sa propre création et, à travers elle, à la production de soi comme identité singulière.
En intermédiaire, le point "B" correspond « à des logiques de production d’identités collectives relativement définies ». Il a insisté sur le fait qu’elles relevaient d’une production et non d’une reproduction, évoquant à ce propos la formule qui parle d’« invention de la tradition ». « Les identités collectives, même lorsqu’elles ont l’air de se reproduire, relèvent d’une production, y compris quand cette production prend l’allure de la "tradition" ». Le conférencier devait prendre l’exemple de l’identité bretonne - « produite, beaucoup plus que reproduite », notamment à travers la langue et la musique - ou encore l’Islam en France, dont tous les spécialistes disent qu’il présente des spécificités qui le différencient de l’Islam des pays d’origine.

Cette production des identités collectives « a partie liée avec l’individualisme moderne », au sens du parcours par lequel chacun se construit et s’inscrit dans la société. Ce parcours est à deux dimensions, selon Michel Wieviorka au sens où « il y a de plus en plus de possibilité d’engagement ou de désengagement identitaires ».
Les logiques de production sont le résultat d’une dialectique entre la logique de groupe et la logique de l’individu, entre lesquels s’instaure « une relation changeante, complexe et jamais close ».
L’autre intermédiaire, le point "C" correspond aux situations relevant d’une logique de mélanges culturels (hybridations, métissages, etc…) : « Ce qui est en jeu est le mélange, dans une logique de production où se rencontrent des identités multiples ». Toutes sortes de problématiques peuvent être rattachées, a ajouté le conférencier, en soulignant que « le métissage fait une place énorme à la subjectivité de la personne qui se construit ». « Au départ, ce sont des identités culturelles collectives et à l’arrivée, des individus - sauf à constituer des groupes de métis » (comme l’avait fait l’Apartheid en Afrique du Sud - NDLR).

« Plusieurs chemins »

Le plus important, dans le maniement de ces repères est de « ne pas tout réduire ou ramener à un seul problème, quel qu’il soit. Les débats de philosophie politique doivent prendre en compte aujourd’hui au moins ces quatre figures », a dit Michel Wieviorka en posant ensuite la question de l’articulation de ce niveau de l’analyse sociologique à la question politique : quel(s) territoire(s), quel type de représentation et d’existence collective, quels droits culturels et quelle reconnaissance ? Selon la logique considérée - de groupe ou d’identité individuelle - l’existence politique va passer par des formes singulières (à quelles condition le système permet-il d’exister ?) ou collectives de représentativité et/ou d’expression.
« Dans ces quatre groupes, le problème politique est extrêmement différent. Cela pose donc la question de la capacité, pour une démocratie, à traiter des demandes différentes » a dit le sociologue en concluant qu’il n’y a pas « une seule meilleure voie, mais plusieurs chemins ».

« Personne ne défend l’assimilation »

Après cet exposé, le débat posé par la salle a souvent interpellé le sociologue sur la problématique réunionnaise, comme pour l’inviter à "faire le pas" d’une incursion en territoire inconnu. Quelle alternative aux politiques d’assimilation ? - a demandé un intervenant qui s’interrogeait aussi sur les pratiques d’engagement ou de désengagement identitaire, ce dernier cas pouvant passer pour une « conduite de fuite » l’amenant à se demander s’il y a « des contextes qui les favorisent davantage ».
Dans le débat français, le sociologue a fait observer que la notion d’assimilation - à laquelle il ne fait jamais référence quant à lui - a « presque disparu ». Dans le panel des politiques qui va du communautarisme (1) à la reconnaissance des minorités (2), puis à la tolérance des minorités (3) ou au contraire à leur assimilation (4), Michel Wieviorka a fait observer qu’« aujourd’hui personne ne défend l’assimilation, considérée comme une forme disqualifiante de stigmatisation ». En France peut-être, mais dans les territoires reculés et anciennement colonisés de la "République", c’est une autre affaire…
Ainsi, le sociologue a invité son auditoire à se demander « quelles sont les conditions sociales et politiques qui sont plutôt favorables à des logiques A, B, C ou D ? » Si l’idée nationale et républicaine qui, pendant des décennies, a servi d’horizon à beaucoup de monde, en France, est aujourd’hui en crise, par quoi la remplacer ? Est-il possible d’offrir le même horizon culturel à tout le monde ?
La décentralisation est-elle synonyme de démembrement, après la crise de l’idée républicaine, après la "crispation nationale" (autour du Front du même nom) ? Sur quelles logiques cette décentralisation peut-elle déboucher ? Ces questions, issues de la réflexion sur l’identité nationale, sa construction sur plusieurs siècles et sa déconstruction éventuelle sont aussi porteuses de questions sur le devenir des inégalités sociales et des identités.

Unité et diversités peuvent « marcher ensemble »

Sur la question réunionnaise, qu’il découvre à l’occasion de ce premier séjour, Michel Wieviorka n’a pu que s’en tenir à des généralités fondatrices : oui, unité et diversités peuvent « marcher ensemble », à charge pour les Réunionnais de définir les conditions historiques et politique de « l’unité ». Le sociologue devait pointer en particulier « deux dangers » qui lui paraissent menacer plus spécifiquement La Réunion : le communautarisme (type A) et son contraire (type D), qui reviendrait à nier tout particularisme réunionnais.
Comment concilier « des appartenances identitaires », hors communautarisme, avec un « vivre ensemble en Réunionnais » ? Quelle peut être la capacité des Réunionnais à « définir une image d’eux-mêmes tournée vers l’avenir et pas seulement vers le passé », et inscrite géopolitiquement - voire institutionnellement - dans plusieurs ensembles (océan Indien, France, Europe) ? Ces questions aussi font partie des débats identitaires. Avec l’intervention du secrétaire général de l’URSO-CGTR, Jean-Yves Ananelivoua - auquel Samuel Mouen, secrétaire de la CACEP, a emboîté le pas dans la description des inégalités sociales - le débat s’est davantage ancré dans la réalité sociale et culturelle de l’île.

La question de la réparation de l’esclavage

Le syndicaliste a apporté plusieurs exemples montrant que la législation appliquée à La Réunion est souvent faite de « discriminations positives », pour « faire accepter aux Réunionnais d’être traités en inférieurs ». Il a évoqué le monde de « ceux qui peuvent s’exprimer » et « ceux qui ne le peuvent pas » pour s’interroger sur les stratégies à déployer afin de « permettre aux plus défavorisés de s’exprimer sur leur histoire ». Il a rappelé l’entreprise d’extirpation de l’Histoire réunionnaise dans l’enseignement (de la République…) et posé la question de la « réparation du crime de l’esclavage ». « Quelle culture, pour permettre aux Réunionnais, encore analphabètes par milliers, de s’affirmer tels qu’ils sont ? » a demandé le syndicaliste.
Son intervention a permis au sociologue de préciser qu’« on ne peut pas parler de culture sans parler d’inégalités sociales, de discriminations ». « Ce sont des choses distinctes mais dans la pratique, les définitions culturelle et sociale de chacun s’articulent » a-t-il ajouté.
Au sujet de la « réparation du crime de l’esclavage », Michel Wieviorka a attiré l’attention de tous sur l’importance de « passer d’une identité négative ("j’ai été détruit…") à une identité positive ("…mais je représente telle ou telle valeur") ». Ce n’est pas tant la « réparation » qui nous permettra de parler de notre Histoire, que notre capacité à construire une société plus juste et égalitaire que celle dont nous "héritons". Mais peut-on atteindre ce dernier but sans passer par la première étape et en ce cas, de quelle « réparation » s’agit-il ?
Beaucoup de peuples, passés par des épreuves traumatisantes (guerre civile, dictature, génocide…) - en Argentine, au Chili, en Espagne, en Turquie avec les Arméniens… - ont eu à faire ce parcours de reconstruction et certains ont expérimenté « le danger de s’enfermer dans une logique de la réparation », a complété le sociologue. Approchant encore un peu plus la question réunionnaise, il rappelait aussi qu’« il y a des identités qui ont été tellement victimes qu’elles sont presque devenues honteuses ». Le parcours peut être long, qui va du « refus de la disqualification et de la honte de soi » à la reconnaissance puis à la construction. « Ce n’est pas facile d’en finir avec quelque chose qui vous a disqualifiés » ajoutait-il.

« Formidable laboratoire de la démocratie »

Dans le processus de démocratisation, Françoise Vergès a évoqué le rôle joué par les récits, qu’ils soient singuliers et très subjectifs ou qu’ils soient partagés. « Certains récits peuvent être fondateurs, libérateurs - "Roots", "Le cheval d’orgueil"… - tandis que d’autres peuvent être enfermants », a-t-elle dit. Son invité précisait, exemple à l’appui, que le même rôle peut être tenu par des réalisations cinématographiques. « Les sciences sociales ont vécu longtemps sur l’idée que plus les sociétés sont modernes, plus elles se débarrassent de la religion, des particularismes culturels ou régionaux pour aller vers les "Lumières". Aujourd’hui, plus elles sont modernes, plus elles font place aux questions identitaires et plus elles "inventent des traditions" et produisent des différences » a-t-il dit.
Ainsi, la marque de l’appartenance de La Réunion au monde moderne pourrait s’affirmer par sa capacité à produire des différences de tous ordres, la culture se transformant en permanence par des emprunts au passé. C’est ce que certains ont appelé « l’invention de la tradition ».
Le débat s’est terminé sur une évocation du projet de Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise -point de départ de cette conférence - dont un des objectifs, rappelé par Éric Alendroit, est de « valoriser et mettre en exergue ce qui fait La Réunion, dans le respect de la diversité et dans un but d’unité ». Le sociologue parisien a vu dans ce projet « un formidable laboratoire de la démocratie » et un lieu où « transformer des problèmes en conflits, c’est à dire en échanges négociables, dans une recherche de solution partagée ».
Cette recherche pose, comme l’a souligné Françoise Vergès, la question du projet et du cadre sociétal, de l’espace démocratique et institutionnel dans lequel il s’inscrit. En l’absence d’un département de sociologie à l’Université, c’est-à-dire sans lieu institutionnel véritable pour aborder les débats de société dans une démarche scientifique de construction, la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise est aussi un projet pour la prise en charge des nombreux problèmes latents dont la société réunionnaise est porteuse.


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