Violence sociale

Le Père Stéphane Nicaise, aumônier des prisons : « Il nous manque une vision commune de la société »

Regards croisés de quelques acteurs de terrain

9 août 2003

Loin de la manipulation des esprits à laquelle se livrent avec délice la plupart des médias lorsqu’ils traitent des ’faits divers’, dans une entreprise - délibérée ou non- de dénigrement et de stigmatisation sociale, de nombreux acteurs de terrain consacrent tout ou partie de leur temps à écouter ceux que la société réprime et rejette dans ses marges. La répression institutionnelle a son rôle. Le leur est de s’interroger sur les facteurs d’exclusion et sur ce qui génère la violence sociale. Ils sont familiers des prisons et de leurs locataires à un titre ou à un autre, animateurs de l’éducation populaire ou agent de l’institution judiciaire impliqués dans l’action sociale et la réinsertion des condamnés… Chacun à sa façon, ils s’interrogent sur ce qui contribue à mettre à mal le lien social et comment travailler à sa restauration. Pour ouvrir cette série, nous publions aujourd’hui l’interview du Père Stéphane Nicaise, aumônier des prisons.

D’abord envoyé parmi les Orphelins Apprentis d’Auteuil (OAA), le Père Stéphane Nicaise, de la Société des Jésuites, est depuis dix ans aumônier des prisons. Il côtoie souvent des situations de violence et s’étonne toujours de s’entendre demander "s’il n’a pas peur". « Dès lors qu’on se trouve dans une relation humaine, l’autre n’est plus un agresseur. C’est un être humain », dit-il.
Le Père Nicaise a accepté ici de livrer quelques-unes des réflexions que lui inspirent ses contacts quasi-quotidiens avec ceux que la société a rejetés et la recherche de réponse à cette question : quelle foi la société réunionnaise a-t-elle en l’être humain ?

« Ai-je droit à la critique ? Je veux dire… On laisse se dégrader le lien social… Il ne faudra pas s’étonner s’il y a de plus en plus de violence dans la société ! Quant aux lieux associatifs qui se sont donnés la mission de travailler à ce lien, on les félicite de temps en temps, mais on les laisse se "démerder" (et le mot n’est pas trop fort)… »
Cette sainte colère du Père Stéphane Nicaise en guise d’entrée en matière de notre entretien a un objet tout trouvé : l’association "Prends un asseoir", créée il y a trois ans et présidée depuis par Guy Zitte, doit supporter une certaine précarité dans l’incertitude du renouvellement de l’une ou l’autre subvention, par exemple de la municipalité de Saint-Denis - la seule jusqu’à présent à lui verser une obole -, qui argue depuis cette année d’une dimension "départementale" de l’association pour justifier un éventuel retrait de sa subvention. L’affaire est encore pendante et on devine que l’association ne va pas en rester là.

Une indifférence quasi générale

« Vous vous rappelez l’image forte de cette maman, un bébé dans les bras, assise en plein soleil sur le trottoir de la rue Juliette Dodu, dans l’attente d’un parloir ? Cela a été le point de départ de l’association, en juillet 2000. À la faveur d’un changement de locataire d’un bail commercial, en face de la prison, on a réservé le local pour les familles en attente de parloir. Et autour de cela, il y a eu un élan de solidarité, un appui des médias qui ont fait qu’à la fin du mois d’août, une soixantaine de personnes étaient prêtes à donner la main pour réaménager le local. En un mois, tout a été fini et le local a pu ouvrir fin septembre, aux jours de parloir, pour que les familles n’aient plus à attendre en plein soleil.
On a eu droit aux félicitations de tout le monde, jusqu’au procureur et au député-maire de l’époque… Mais tout cela fonctionne par le bénévolat. Nous avons lancé un appel à toutes les Mairies… Après tout, les détenus - et donc leurs familles - viennent de toute l’île. Pas une réponse ! Et maintenant, il y a ce désengagement possible de la Mairie de Saint-Denis, dont nous n’avons pas obtenu à ce jour une réponse définitive. »

L’association reçoit une subvention conséquente (34.0000 euros) de trois gros organismes para-étatiques et départemental (le Conseil général, la DRASS, le Ministère de la Justice) qui couvre les frais d’un loyer assez élevé. Mais ce n’est pas tant la situation financière de l’association qui alerte Stéphane Nicaise. C’est la valeur symbolique d’une indifférence quasi générale.

« Une situation sociale des plus alarmantes »

« Ainsi, il ne faut pas trois ans pour tomber dans l’oubli ?! » s’exclame-t-il. « Et la nouvelle prison, sans indiscrétion, c’est pour quand ? Qu’on me démente si possible, mais au jour d’aujourd’hui, les détenus qui croupissent à Juliette Dodu ne sont pas prêts de la quitter… On sait très bien que La Réunion va droit au mur. On endort tout le monde dans une société de consommation qui ne satisfait personne. Elle est là, la source de la violence ! Il y a une réflexion commune à mener : veut-on prendre conscience de l’urgence sociale ? C’est le type même de travail que les élus doivent mener. Et s’ils ne le font pas, ils seront bordés… ».
Ayant dit cela, le Père Nicaise se reprend : « ll n’est pas question pour moi d’accuser les élus ni quiconque… Mais arrêtons de dormir ! Nous sommes dans une situation sociale des plus alarmantes. La détérioration du tissu associatif - car il se détériore depuis quelque temps - va aggraver la situation. C’était une revendication forte des "Assises des libertés locales" ».

« Les lieux de jonction entre politiques et citoyens restent faibles »

Au passage, le Père Nicaise regrette que le centenaire de la loi de 1901 n’ait pas donné lieu à une réflexion plus approfondie - à La Réunion s’entend - sur le rôle social des associations et sur la vigilance à avoir, entre autres points importants, quant à leur indépendance.
« On sait qu’entre les institutions et les citoyens, il y a un certain nombre d’organisations intermédiaires qui tissent le lien social. On est dans une société où apparemment tout le monde devrait être heureux, mais bien peu le sont en fait. Et ce qui est paradoxal, c’est que ce n’est même plus une question d’argent. Il y a des flux financiers énormes dans ce pays mais on a l’impression qu’ils ne structurent rien. Et personne ne veut le dire ! »
Avec les "Assises des libertés locales", les ateliers de l’Agenda 21 éveillent chez l’aumônier des prisons des réflexions empreintes du même constat d’insuffisance : pas d’élus présents dans les ateliers, une journée de Quorum (le 6 juin 2002) où « on n’a pas beaucoup avancé sur le contenu » à son avis.
« Ce qui compte, c’est plus le processus que le résultat. Les lieux de jonction entre la sphère politique et la sphère citoyenne restent faibles. En tout cas, je ne les sens pas présents dans le dialogue où on s’est engagé (à propos de l’Agenda 21 - NDLR) ».

« Inspirer le respect par une façon d’être »

« Or qu’est-ce qui désamorce la violence sinon le dialogue ? Qu’est-ce qui pacifie une société ? Paradoxalement, nous n’avons jamais eu autant de moyens de communication et nous communiquons de plus en plus mal…
Ce qui manque aujourd’hui, c’est quelque chose de l’ordre d’une vision commune de la société. L’élu, c’est normalement quelqu’un qui est capable de faire partager au plus grand nombre une vision de la société. Les gens se parlent quand ils ont le sentiment d’appartenir à un même monde.
Pourquoi, il y a 15-20 ans, le mot "respect" avait encore autant de force ? Le respect existe quand on sent qu’on a en face de soi des hommes (ou des femmes).
Tous ceux qui travaillent avec les marginaux savent combien ceux-ci sont impressionnés quand ils sentent qu’ils ont "quelqu’un" en face d’eux. Et "être quelqu’un" c’est simplement inspirer le respect par une façon d’être. C’est là en tout cas que se joue le lien social. »

Des situations absurdes

Dans toutes les administrations, on trouve des situations absurdes, voire ubuesques. Le jour de l’entretien, le père Nicaise avait rencontré (en prison) un homme condamné en 2001, "oublié" pendant deux ans par l’institution et rattrapé par l’application des peines. Le Père Nicaise en est resté les bras ballants :
« Il avait écopé d’une peine de six mois. Et on le "pêche" deux ans après, sans chercher à savoir ce qu’il a fait pour tourner la page, s’insérer dans la société. Il était sur le point d’ouvrir un petit commerce de fruits et légumes… et aujourd’hui il est en prison… pour deux mois, compte tenu des remises de peines !
Des cas comme celui-ci sont courants, malheureusement. Mais qu’est-ce que ça veut dire l’incarcération à Juliette Dodu, quand on sait que dans les cinq minutes qui suivent l’entrée d’un gars là-bas, il se retrouve en caleçon. Tout le reste lui a été pris ! »

« Reconnaître le produit d’une Histoire sociale »

Et le Père Nicaise d’ajouter : « Voulons-nous croire en l’être humain, en sa capacité à se changer lui-même ? Or il ne peut le faire que dans un environnement porteur.
Dans une société dominée par la méfiance, la peur, la crainte et plus récemment la jalousie induite par la société de consommation, comment ne pas aller à une détérioration des liens sociaux ? Et je ne vois pas un travail d’opinion allant contre ces tendances.
Il est illusoire de vouloir une Réunion avec moins de violence si on n’ose pas faire sereinement un état des lieux : pour reconnaître ce qui la mine. Pas pour accuser qui que ce soit, mais pour reconnaître le produit d’une Histoire sociale. »

« Nous sommes là sur une question qui est d’ordre structurel et ce serait s’illusionner que de chercher à la traiter par des moyens de conjoncture. Le créole dit bien "si té pa zot, nou té pa la" pour évoquer le lien avec ceux qui étaient là avant nous.
Faisons honneur à nos ancêtres, n’oublions pas de qui nous tenons nos révoltes d’aujourd’hui ! On parle beaucoup aujourd’hui des marrons, et à juste titre. Mais le "marron", ce n’est pas seulement quelqu’un qui fuit, c’est quelqu’un qui affirme une autre vision de la vie. »


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