Le rêve de malalaï joya pour les femmes de l’Afghanistan

27 août 2008

Elle a 30 ans. Elle est traquée. Elle ignore l’insouciance et la légèreté. Pas le temps. Pas le droit. Tant pis. Cela fait longtemps qu’elle a choisi. Elle est prête, elle le dit, à faire le sacrifice de sa vie. L’Afghanistan saigne depuis trop longtemps. Il est urgent, dit-elle, que sortent de ses rangs des éclaireurs et des rebelles, courageux et incorruptibles, pour se débarrasser des seigneurs de la guerre et de l’opium, et construire une vraie démocratie. Députée élue au Parlement de Kaboul, mais exclue au terme d’une procédure scandaleuse, elle ne dort jamais deux soirs de suite dans la même maison, menacée par ceux dont elle dénonce les crimes, les trafics, la veulerie, la corruption.
Son nom, pour tous les démocrates et les femmes afghanes, résonne comme un défi aux pouvoirs en place, et un espoir : Malalaï Joya, « la femme la plus courageuse d’Afghanistan ».
Elle palpite comme un oiseau, le sourcil froncé et le regard anxieux. Le débit de sa voix est effréné, elle s’agace qu’on l’interrompe. Elle a toujours peur de manquer de temps. Tant de choses à raconter, d’injustices et de malheurs à dénoncer, d’appels à l’aide à lancer aux démocrates du monde entier. Alors, un rêve ? Son visage s’illumine une fraction de seconde et son regard se perd dans le lointain. Oui, tant de rêves... 

« I have a dream... » Je rêve qu’une femme prenne un jour les rênes de l’Afghanistan

J’ai reçu des flots d’insultes : pute, folle, infidèle, communiste... Un déluge de menaces : de viol, de kidnapping, d’assassinat... Une bombe a explosé dans la foule qui m’attendait un jour de meeting ; on a espionné mes bureaux, tenté de piéger mes équipes. J’ai déjà survécu à quatre tentatives de meurtre. Ma détermination ne faiblira pas. Ma vie, certes, est compliquée. Je change de toit chaque nuit. Et le jour, je ne me déplace plus dans Kaboul qu’en taxi, camouflée sous la burqa. C’est difficile pour ma famille, pour mon mari. Mais j’ai le soutien du peuple. Indéfectible et ardent. Les balles pourront me tuer, elles ne tairont pas ma voix, parce que c’est désormais celle de toutes les Afghanes. On peut couper une fleur, on ne peut pas arrêter le printemps. 

Mon nom, Malalaï Joya, ne tient pas du hasard. C’est mon père qui a choisi le prénom de l’aînée de ses dix enfants en souvenir d’une héroïne de l’histoire Afghane, Malalaï de Maiwand, qui s’est rendue en 1880 sur un champ de bataille afin de combattre les Britanniques. Une femme valeureuse, prête à se sacrifier pour son peuple et ses idées. Je me sens sa disciple. Quant au nom de Joya, c’est moi qui l’ai choisi. Normalement, une femme ne porte que le nom de son père puis de son mari. Moi, j’ai décidé de reprendre le nom d’un combattant pour la liberté qui a été exécuté après avoir refusé les ultimes compromis qui auraient sauvé sa tête. J’adore cet homme, et j’endosse son héritage. J’ai 30 ans, je ne veux pas mourir, mais je suis prête, comme lui, à risquer ma vie. 

J’avais 4 jours quand un régime prosoviétique a pris le pouvoir à Kaboul, 4 ans quand ma famille a fui vers l’Iran, 8 ans quand nous avons rejoint un camp de réfugiés au Pakistan, 20 ans lorsque nous avons retrouvé l’Afghanistan des talibans et que je suis devenue activiste. C’était en 1998. Depuis, j’ai été élue au Parlement afghan pour représenter la province de Farah. Depuis, j’ai été exclue de ce même Parlement pour avoir osé critiquer les seigneurs de la guerre et de la drogue, qui forment 80 % de cette Assemblée indigne. 

Quand donc la communauté internationale réalisera-t-elle le chaos dans lequel s’enfonce mon pays ? Quand comprendra-t-on que ses leaders ne sont ni plus ni moins qu’une alliance de criminels corrompus qui méprisent les femmes et ne songent qu’à s’enrichir ? 

Mon père, étudiant en médecine, était démocrate et s’est engagé auprès de moudjahidin sincères pour combattre l’occupation soviétique. Il y a perdu une jambe. Nous avons dû quitter le pays. C’est dans un camp pakistanais que j’ai été scolarisée, et c’est en partageant la vie des réfugiés, en écoutant leurs récits, leurs pleurs, leurs cauchemars, que j’ai appris ce qui s’était passé en Afghanistan sous les Soviétiques et puis, au départ des Russes, pendant la guerre civile, lorsque les moudjahidin ont fait régner la terreur à Kaboul. 

C’était des criminels et des barbares, assoiffés de violence et de pouvoir, et les souvenirs des femmes du camp qui avaient perdu maris et enfants ou avaient été torturées et violées étaient terrifiants. Tout en continuant à étudier le matin, j’ai vite commencé à apprendre à lire et à écrire aux petites filles du camp et à leurs mères, y compris la mienne ! Je savais que notre salut passait par l’éducation. 

L’organisation OPAWC m’a repérée. Cette ONG recrutait dans le camp de jeunes activistes capables d’animer en Afghanistan un réseau clandestin d’écoles pour les petites filles. Ma famille a longuement hésité, ma mère avait si peur des talibans ! Cela impliquait que nous rentrions tous au pays et que je m’engage - avec un salaire - dans une activité dangereuse. Mais j’ai été persuasive. Nous avons passé la frontière en famille, j’ai revêtu la burqa et j’ai commencé à travailler dans la région de Farah au sein d’un réseau d’écoles de filles souterrain. On avait peur, bien sûr. Les talibans avaient des espions qui suivaient les groupes de filles marchant dans la même direction. On changeait régulièrement de locaux. Et on portait toujours le Coran de façon à prétendre être en prière si nous étions débusquées. 

L’attentat du 11 Septembre a provoqué un vrai choc. Nous l’avons appris par la radio, interdite par les talibans, mais seul lien, grâce à la BBC, avec le reste du monde. Que de discussions alors ! Et de sentiments mêlés ! Nous avions à la fois peur de la guerre à venir et l’espoir que les étrangers nous donnent un coup de main. C’était bien la première fois dans notre histoire que nous étions prêts à leur faire confiance ! 
J’ai été élue à la Loya Jirga, une assemblée de 500 personnes issues de tout l’Afghanistan, convoquée pour examiner un projet de Constitution en décembre 2003. J’en étais même la benjamine. Mais qu’ai-je vu en débarquant à Kaboul ? 

Tous les criminels, bandits, voleurs, tortionnaires dont on m’avait décrit les méfaits depuis ma jeunesse, et dont beaucoup s’étaient terrés comme des rats à l’époque des talibans ! Je ne pouvais pas en croire mes yeux ! Ils étaient là, forts en gueule, noyautant tous les comités, prêts à arracher le pouvoir en se gargarisant du nouveau mot de démocratie ! C’était insupportable ! Je devais les démasquer devant le monde entier. J’ai demandé deux minutes de parole au nom de la nouvelle génération. Et je me suis lancée, dénonçant la présence de ces félons, résolument antifemmes, qui avaient mis le pays en ruine et méritaient d’être traduits en justice. Il y eut un grand blanc. Et puis soudain un vacarme effroyable. Ils étaient tous debout levant le poing, hurlant des injures, demandant qu’on m’expulse, exigeant des excuses. Plutôt mourir ! 

Des foules m’attendaient à mon retour en province. On me criait bravo, merci. On m’offrait des arpents de terre et des bagues de mariage. On me disait de continuer à lutter contre les criminels qui s’étaient peut-être coupé la barbe mais demeuraient les mêmes. Et on me demandait de me présenter aux prochaines élections. Je n’avais pas le droit de me dérober. 

C’est ainsi que, en novembre 2005, j’ai fait mon entrée au nouveau Parlement afghan. Et c’est là que, après ma dénonciation de la présence des seigneurs de la guerre et des corrompus de l’opium, on m’a joué les pires tours, coupant mon micro et menaçant, à l’intérieur même de l’hémicycle, de me violer, de me tuer... "y compris par un attentat suicide" ! Ils ont d’ailleurs fini par voter mon exclusion. Il y a eu des manifestations de soutien, des appels internationaux, rien n’y a fait. 

Alors, oui, au moment où je me bats pour réintégrer ce Parlement où j’étais légitime, je fais un rêve. Et même plusieurs. Je rêve d’abord que les femmes afghanes se redressent, lèvent le voile, et exigent tous leurs droits. De tous les tourments qu’affronte notre pays, ce sont les premières victimes. 87% souffrent de violences domestiques ; les viols - la plupart du temps impunis - sont innombrables. 80% des unions étant des mariages forcés, les filles servent de monnaie d’échange ; elles peuvent être cédées à des vieillards, offertes en réparation d’une dette, échangées parfois contre un chien. 

Le suicide - pendaison, strangulation, immolation - apparaît à beaucoup comme la seule option pour échapper à leur misère. Si vous saviez le nombre de femmes brûlées, défigurées, à l’hôpital d’Herat ! L’éducation ? Selon OXFAM, une fille sur cinq va à l’école primaire, une sur vingt à l’école secondaire ! Et cela ne s’améliore pas. Dans les régions contrôlées par les talibans, les petites filles sont régulièrement attaquées et kidnappées sur le chemin de l’école, et l’on brûle les bâtiments. La santé ? Inexistante. 
L’espérance de vie d’une Afghane n’est que de 44 ans ; toutes les vingt-huit minutes, une femme meurt en couches... 

Je rêve qu’on démasque les criminels corrompus qui gouvernent ce pays et s’engraissent de l’opium et de l’aide occidentale quand 70% de la population vit avec moins de 2 dollars par jour, que 98% n’ont pas accès à l’électricité et qu’on s’enfonce dans l’insécurité. Je rêve de voir cette clique de la trempe des Hitler, Mussolini, Pinochet, Khomeiny comparaître devant la justice internationale. 

Je rêve qu’on cesse de mélanger islam et politique, et que l’Afghanistan, débarrassé de l’occupation étrangère, devienne une grande démocratie laïque. L’islam est dans notre cœur et notre esprit. Il ne doit pas servir à manipuler l’opinion. 

Je rêve que les coins les plus reculés d’Afghanistan soient dotés d’une école. Et de l’accès à Internet. 
Je rêve enfin qu’une femme prenne un jour les rênes de l’Afghanistan et prouve au monde entier que, lorsqu’on leur donne une chance, les femmes font un travail éclatant.

Afghanistan

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