Loi-programme

Paul Vergès : « Ce texte est loin d’assumer et de prendre en charge l’ensemble des défis auxquels nous sommes confrontés »

Ouverture du débat hier soir au sénat

22 mai 2003

Nous reproduisons ci-après, avec des inter-titres de ’Témoignages’, l’intervention de Paul Vergès, sénateur de La Réunion, dans la soirée d’hier lors du débat sur la loi-programme pour l’outre-mer au Sénat.

« Monsieur le Président,
Madame le Ministre,
Mes chers collègues,
Deux ans et demi après la promulgation de la loi d’orientation pour l’outre-mer, la représentation nationale est appelée à examiner de nouvelles dispositions législatives pour les collectivités ultra-marines.
Après la loi Pons de 1986 sur la défiscalisation, la loi Perben de 1994 et la loi d’orientation de décembre 2000, c’est en moins de vingt ans, le quatrième texte qui vise à répondre au défi du développement de l’outre-mer.
Au-delà des schémas partisans, cette échéance fixée aurait pu être l’occasion de renouveler notre regard sur les sociétés d’outre-mer et nous inviter à nous projeter dans le futur, à donner un sens à notre projet de développement et, sans tabous ni parti pris, à imaginer un nouvel horizon. Plus les impasses se multiplient dans le quotidien, plus il devient en effet nécessaire et urgent d’ouvrir un chemin d’espoir pour La Réunion, pour sa jeunesse surtout.
Or, au-delà des mesures envisagées qui visent en fait à améliorer ou compléter les dispositifs existants, ou des moyens financiers supplémentaires engagés en faveur de l’outre-mer, ce qui fait précisément défaut à ce projet de loi c’est une vision et un sens. Par ailleurs, la diversité de l’outre-mer, désormais admise par tous, rend inopérante les tentatives de légiférer de manière identique pour des territoires aux situations très variées et qui se différencient de plus en plus. C’est pourquoi je m’en tiendrai au cas de La Réunion où il est manifeste que les mesures envisagées et les moyens mobilisés sont en décalage avec la perspective fixée.

« La réalité de notre île »

La Réunion compte actuellement près de 750.000 habitants. À la fin de la loi-programme, elle en comptera 200.000 de plus. En 2030, la population active aura atteint 440.000 personnes, alors qu’elle était de 300.000 en 2000, soit une augmentation de près de 50% en trois décennies. Pour maintenir le chômage à son niveau actuel déjà intolérable, il faudrait donc créer 140.000 emplois supplémentaires sur cette période ; le défi est considérable.
Rappelons que notre île compte actuellement 100.000 chômeurs, 100.000 illettrés, 67.000 foyers au RMI, 330.000 personnes relevant de la Couverture maladie universelle : qu’en sera-il dans quinze ans au terme de cette loi-programme ?
Vous m’excuserez, madame le Ministre, mes chers collègues pour cette litanie de chiffres, mais telle est la réalité de notre île pour aujourd’hui et pour demain, et nous devons constamment la prendre en compte. Quelle serait l’orientation des politiques publiques si la France, avec les mêmes indicateurs, devait augmenter sa population de quelque 20 millions d’habitants sur 15 ans ?

« Changer de perspective »

Si la réalisation de l’égalité sociale a permis d’atténuer les effets les plus graves d’une telle situation, il est illusoire de croire que les mesures sectorielles envisagées, qui n’opèrent pas de rupture et s’inscrivent dans la continuité des lois précédentes, sont de nature à transformer radicalement une situation héritée de politiques successives menées depuis de nombreuses décennies.
Comment croire en effet qu’à eux seuls des dispositifs de baisse du coût du travail et de défiscalisation, sans relation aucune avec une véritable stratégie de développement économique, ouvriraient des perspectives crédibles à La Réunion alors que son environnement est constitué de pays où les coûts du travail sont de 4 à 30 fois inférieurs ?
Cette réalité ne nous laisse aucune alternative : nous devons changer de perspective, opérer un changement d’échelle pour vaincre ces contraintes dans un environnement géo-économique en pleine évolution. Redisons-le : toute stratégie de développement doit, pour La Réunion, prendre en compte sa double appartenance à l’Union européenne et à l’océan Indien.
Dans le contexte de la mondialisation des échanges, il est essentiel pour La Réunion comme pour les autres régions ultra-périphériques, que l’article 299-2 du traité d’Amsterdam soit sauvegardé et consolidé, non seulement pour la défense de nos intérêts dans les politiques communes de l’Union (pêche, agriculture notamment) mais également comme outil et levier de notre insertion dans notre environnement. Tels sont je crois, les enjeux fondamentaux du "Mémorandum des RUP" en cours d’élaboration.

La formation ? La recherche ?

C’est pourquoi La Réunion doit jouer au maximum sur le plus prometteur de ses avantages comparatifs, je veux parler bien sûr, du niveau de formation de sa jeunesse. La Réunion se trouve aujourd’hui dans la situation de la France des années cinquante. Comme la France à cette époque, elle ne pourra se développer qu’en investissant dans la formation, la connaissance, l’innovation technologique et la recherche, c’est-à-dire en faisant le pari d’une "sortie par le haut". La Réunion a connu la révolution de l’éducation par la scolarisation et l’accès, en un temps très court, de milliers de jeunes au savoir et à la connaissance. Mais, il nous faut aujourd’hui, en valorisant cet atout, passer à une étape supérieure et investir de nouveaux champs pour ouvrir des perspectives à notre jeunesse de mieux en mieux formée.
Or, aucun dispositif de la loi-programme ne prévoit une augmentation des moyens en faveur de la formation, de la recherche ou encore de l’exportation des services. Même si nous avons pris acte que la loi-programme ne prétend pas à l’exhaustivité, on ne peut être rassuré sur ce plan quand nous observons à l’échelle nationale les restrictions de crédits opérés notamment sur le secteur de la Recherche.

« Rien sur les emplois-jeunes »

Parallèlement, quelle que soit notre capacité à mettre en œuvre cette orientation stratégique et à valoriser nos atouts, il nous faut aussi réfléchir à une alternative capable d’offrir une perspective à tous ceux qui ne pourront pas intégrer l’économie concurrentielle, laquelle devra être de plus en plus qualifiée et à forte valeur ajoutée.
Là encore, constatons que la loi-programme demeure silencieuse. Rien sur les emplois-jeunes où l’attente est pourtant forte. Rien sur la structuration d’une économie alternative dont chacun souligne les potentialités en matière d’emplois et d’activités et dont le fonctionnement exige le maintien de la solidarité nationale.
Malgré les apparences, la société réunionnaise est traversée par de multiples fractures qui font peser de lourdes menaces sur sa cohésion. Dans ce contexte, toute tentative de réforme, si elle est sectorielle, se heurte inévitablement à la résistance de ceux qui estiment que leurs intérêts sont mis en cause.
L’actualité est dominée à La Réunion, par la mobilisation de la communauté éducative contre ce qui apparaît comme une atteinte à l’unité du service public et comme une menace contre un élément structurant de la société réunionnaise, l’Éducation nationale. Cela nous rappelle que toute réforme partielle et non concertée est vouée à l’échec.
L’ampleur et la durée de la protestation traduisent l’attachement des Réunionnais à l’École de la République, facteur de cohésion et moteur d’ascension sociale. Mais elles s’inscrivent également dans un climat d’incertitude et de malaise ressenti par de nombreuses couches de la population, inquiètes pour leur avenir et l’avenir de La Réunion.
C’est notamment l’inquiétude de plus en plus vive des emplois-jeunes : aucune solution durable n’a été trouvée, notamment pour ceux employés par des associations pour lesquelles la convention pluriannuelle de trois ans est insuffisante. C’est aussi l’urgence d’une solution pour les 600 aides-éducateurs dont les contrats arrivent à échéance dans quelques semaines. Il faut bien être conscient que le problème des emplois-jeunes est devant nous : en 2003 et 2004, c’est 2.890 contrats qui arrivent à échéance.

Les inquiétudes des Réunionnais

Par ailleurs, le débat sur les retraites se pose dans des conditions infiniment plus graves à La Réunion. Compte-tenu du nombre de chômeurs, des emplois précaires et de la durée actuelle des cotisations, la majorité des Réunionnais ne bénéficie déjà pas de la retraite et sont au régime du minimum vieillesse : ils représentent 51,3% des retraités contre 3,6% en France métropolitaine. Avec l’allongement de la durée de cotisation, on peut craindre que l’écrasante majorité des Réunionnais sera exclue du bénéfice d’une retraite normale.
Les interrogations sont également vives parmi les allocataires du RMI et les acteurs de l’insertion : dans quelles conditions se mettra en place la gestion décentralisée du RMI dans le contexte particulier de La Réunion où 165.000 personnes sont directement concernées et comment se fera l’articulation entre le futur RMA préconisé par le gouvernement et les dispositions de la loi-programme sur le CAE qui s’adresse au même public ?
L’inquiétude est également grande chez les agriculteurs, dans le contexte des bouleversements générés par les accords commerciaux entre l’Union européenne et les PMA, et des menaces pesant sur le futur règlement sucrier ; sans sous-estimer celles découlant de la plainte du Brésil et l’Australie devant l’OMC concernant le sucre européen.
Nous devons voir ces évolutions et ces difficultés aggravées et ne nourrir aucune illusion.

« Un "nouveau contrat social" »

Si nous voulons éviter de vivre la parabole de "la marche des aveugles vers le précipice", il nous faut trouver les voies d’élaboration d’un "nouveau contrat social". Celui-ci repose sur un double principe : d’une part, il devra associer l’ensemble des acteurs de la société réunionnaise et d’autre part, engager, dans le même temps, l’État à assumer pleinement ses responsabilités. Il va de soi que la solidarité interne ne peut se développer que si la solidarité nationale est garantie.
C’est ainsi qu’il appartient à l’État d’assurer l’égalité des citoyens sur l’ensemble du territoire de la République. L’application de ce principe à La Réunion exige le nécessaire rattrapage des retards connus de tous. J’aurai l’occasion d’y revenir au cours de ce débat. C’est dans le même esprit que doit être abordée la question de la continuité territoriale, annoncée comme une des mesures phares du projet de loi : l’engagement du gouvernement est en décalage avec le principe auquel il se réfère. Comment expliquer que pour la Corse, l’État consacre plus de 165 millions d’euros pour 260.000 habitants au titre de la continuité territoriale et qu’il n’indique aucun engagement financier pour les collectivités d’outre-mer ?

« Une crise sociale révélatrice »

Seule une approche globale prenant en compte à la fois le temps, - c’est-à-dire l’urgence d’agir, et la nécessité d’anticiper sur les prochaines décennies -, et la cohérence, - c’est-à-dire couvrant la totalité des secteurs de la vie économique et sociale -, peut générer une dynamique de développement.
Monsieur le Président, Madame la Ministre, mes chers collègues, au moment où nous examinons la loi-programme et que nous discutons de l’efficacité de telle ou telle mesure, La Réunion vit une crise sociale révélatrice de nombreuses contradictions et dont l’exacerbation peut prendre des cheminements totalement inattendus.
Cette actualité nous invite encore plus à relativiser la portée de ce projet de loi-programme et à considérer que ce texte est loin d’assumer et de prendre en charge l’ensemble des défis auxquels nous sommes confrontés.
Aurons-nous l’humilité d’en tirer toutes les conséquences, au gouvernement et au Parlement, et surtout à La Réunion où l’ensemble des responsables politiques, économiques, sociaux et culturels doivent participer à l’élaboration d’un plan de développement global sans lequel les mesures ici proposées n’auront qu’un impact très limité.
De notre attitude à tous, Madame la Ministre, dépendra l’échec de ce projet de loi ou au contraire son inscription dans la perspective d’un espoir à sauver ».

LODEOM - Loi d’orientation pour le développement de l’Outre-mer

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