Société

Regards croisés sur la violence sociale (2)

18 août 2003

La nuit agitée qui a surpris la ville du Port les 10 et 11 juin a finalement permis à un nombre accru de Portois de nouer un dialogue, de tisser des liens et de s’interroger sur ce qui se passe à l’échelle d’un quartier quand survient un tel événement. La police a ses questionnements propres et ses réponses, ce sera l’objet d’un prochain article. Les habitants ont les leurs et les bénévoles d’ATD-Quart Monde, qui les côtoient semaine après semaine, ont publié dans un bulletin récent - dont le texte qui suit est un extrait - quelques-unes des questions à partir desquelles ils tentent de reconstruire les liens mis à mal en de telles circonstances.

« Ne partez pas, ne vous découragez pas, restez ! »

Une centaine de jeunes (…) qui frappent, brisent et pillent… Plusieurs centres médicaux et commerces réduits à néant. Des enfants sortent en courant de chez eux avec des sacs poubelles pour emporter tout ce qu’ils peuvent prendre… C’était à La Réunion, au mois de juin dernier, au moment où les affrontements entre la police et le personnel de l’Éducation Nationale en grève dégénéraient en violences. Quel pays à un moment donné de son Histoire n’a pas connu de tels débordements ?
Le lendemain, c’était l’état de choc (…) pour les habitants du quartier qui fréquentent un des centres de santé et qui apprécient la bonté, la disponibilité et les compétences du pharmacien, du médecin et du kinésithérapeute. Spontanément, les familles veulent écrire pour que le médecin ne parte pas. Les enfants dessinent. Ils iront en délégation porter leur message : « Ne partez pas, ne vous découragez pas, restez ! »
Pour quelques-uns, ce sont les mêmes enfants et jeunes qui étaient présents la nuit du délit et qui sont touchés aujourd’hui d’avoir mis à terre des professionnels qu’ils apprécient et qui les aiment. « C’est lui qui m’a soigné… il est venu à la maison… ». Comment comprendre ? Il y a le délire collectif d’une nuit de folie provoquée, entre autres, par le climat de revendications qui occupait, depuis 2 mois, tout le terrain. Revendications si éloignées de leurs conditions de vie et du vide dans lequel se trouvent ces jeunes. (…)
Au-delà des rêves et des impossibilités, comment se parler, comment se rencontrer, comment se comprendre ? (…) Une grand mère confie : « Le mois dernier, au lever du jour, douze policiers ont cassé la porte et mis tout sens dessus dessous dans la maison, ils n’ont rien trouvé. Je veux partir, je ne dors plus, j’ai peur que ça recommence. Où aller ? Y aura-t-il une assurance pour me rembourser ma porte ? Pourquoi tout cela nous arrive ? »

Cette question, exactement la même, était prononcée par un membre du cabinet médical. Une marche silencieuse a rassemblé quelques centaines de personnes pour dire non à la violence, pour demander la protection des biens. Cela est absolument légitime.
Mais une jeunesse perdue n’a pas trouvé les mots ni les façons de faire pour crier son appel. Quelques mamans, quelques jeunes, un des professionnels, victime du pillage, acceptent de se rencontrer, de se parler, d’essayer de comprendre pourquoi c’est arrivé et comment continuer à vivre ensemble ? C’est une petite voie mais aucun dialogue n’est vain car il construit des citoyens.

Le Père Joseph Wresinski dénonce « la violence faite aux pauvres »
Le mouvement ATD-Quart Monde nous a transmis un long texte de son fondateur, le Père Joseph Wresinski, qui analyse le phénomène de la violence sociale. Ce texte a été écrit il y a environ un demi siècle dans le contexte de l’après-guerre en France mais il permet de comprendre les conséquences de l’exclusion et de la précarité qui frappent toutes les société inégalitaires dans ce monde "coupé en deux". On lira ci-après de larges extraits de ce texte.

Seul est misérable l’homme qui se trouve écrasé sous le poids de la violence de ses semblables. Il est celui sur qui s’acharne le mépris ou l’indifférence, contre lesquels il ne peut se défendre. Il ne peut que s’en éloigner en quittant les chemins normaux. Il doit alors s’anéantir et devenir l’oublié des cités d’urgence, des zones noires et des bidonvilles. Il est l’exclu.

La violence de l’indifférence et du mépris

La violence du mépris et de l’indifférence crée la misère, car elle conduit inexorablement à l’exclusion, au rejet d’un homme par les autres hommes. Elle emprisonne le pauvre dans un engrenage qui le broie et le détruit. La privation constante de cette communion avec autrui qui éclaire et sécurise toute vie, condamne son intelligence à l’obscurité, enserre son cœur dans l’inquiétude, l’angoisse et la méfiance, détruit son âme.

Ni les pauvres, ni les riches, n’ont nécessairement conscience de la violence qui pèse sur l’univers de la misère. Elle est souvent dissimulée derrière le visage de l’ordre, de la raison, de la justice même.
N’est-ce pas au nom de l’ordre moral que nous nous introduisons dans leurs amours, les bousculant, parfois les dénigrant, toujours les jugeant, au lieu d’en faire le tremplin de leur promotion familiale ? Pourtant, même s’ils ne sont pas conformes à notre morale ni à nos codes, ils sont sans doute la seule chance qui leur reste d’une confiance et d’un départ vers une vie totale.

La violence au nom de l’ordre, de la raison, de la justice

(…) N’est-ce pas aussi notre "raison" qui nous dicte d’enlever au pauvre son autonomie ? Ne savons-nous pas mieux que lui ce qui lui convient ? (...) Ainsi, nous allons jusqu’à lui désigner le lieu où il habitera. Puis nous l’accuserons d’être sans initiative, sans ambition et nous dirons : "Il ne veut pas en sortir". Comment s’en sortira-t-il, n’ayant jamais pu exercer sa propre raison ?

Au nom d’une certaine justice, nous usurpons sa place de père, nous nous substituons à lui devant ses fils ; nous prétendons qu’il n’assume pas ses responsabilités, nous le condamnons. Ainsi, jamais il ne deviendra un vrai père, pleinement responsable des siens et défendant leurs droits.
Ayant rejeté tout ce qu’il fait, dénigré ce qu’il a entrepris, l’ayant privé de la plupart des biens, nous en avons fait un assiégé. Sa plainte ne sera pas conforme à nos lois. Alors, il volera, il portera coups et blessures. Alors, au nom de la justice, nous le mènerons en prison. En sortant de là, comment sera-t-il encore capable de respecter notre justice ?

Notre ordre, notre raison, notre justice se tournent contre lui. Ils lui créent un ordre singulier, qui l’introduit dans le désordre, la déraison, l’injustice...

L’ordre violent engendre désordre et violence

Dans cet ordre qui nous est raisonnable et juste, le pauvre s’installe comme dans un état normal. Il en respecte les lois et les obligations. Homme écrasé, il se comporte comme tel, mais la violence de cet ordre entre en lui. La loi qu’il subit devient celle qu’il fera subir et les obligations qui lui sont imposées, il les imposera aux siens, à son environnement. Toutefois, ce violent ne l’est pas à la manière de l’ordre qui lui est imposé. Il n’est ni cohérent, ni logique. Il sera conduit par un réflexe aveugle, maladroit, bruyant, et sa violence sera, semble-t-il, sans objet. Il bat sa femme, insulte son patron, menace le préposé au chômage, renvoie ses amis...

Ce n’est pas un violent, c’est un furieux. Il en vient aux mains avec ses voisins, il invective ceux qui veulent l’aider, qui encombrent sa vie et qui lui apparaissent, sous leurs douces manières, les canaux de la violence incisive et implacable qu’il subit... Alors les non-pauvres fuient ce furieux qui, pensent-ils, a bien mérité son sort. Il n’y a rien à faire, il n’y aura jamais rien à faire avec lui. La société, qui se veut fondée sur la raison et le respect de l’ordre, ne peut concevoir une telle manière de dialoguer (...)

C’est ainsi que la situation du misérable de notre "monde d’opulence" est devenue la plus tragique qui fut connue par l’homme à travers l’Histoire. Jamais autant qu’aujourd’hui le misérable n’a été l’homme tronqué, l’homme mutilé, privé de sa liberté, de ses droits, de ses pouvoirs, de son honneur et de son amour ; l’homme à qui est faite une violence totale au nom de la raison, de la justice, de l’ordre établi.
Quelle sorte d’homme est-il donc, celui qui est traité ainsi, celui qui n’est connu qu’à travers le vice ou le péché, ou encore la folie ? (...) Réduit au silence comme il convient à celui qui est la honte de la communauté, privé des moyens premiers de l’expression qui sont la parole et l’intelligence, il crie vers nous par sa misère, par son mode de vie chaotique et violent. Pourtant, cet homme n’est pas animé de haine envers ceux qui l’oppriment.
Derrière les carreaux cassés de son logis, les planches mal jointes de sa baraque, dans la démarche quotidienne pour trouver un travail, un ami, une main qui se tende, un dieu auquel croire, il souffre la violence sans répit d’une attente sans espoir. Et si parfois ses poings se ferment, ce n’est pas qu’en eux s’enserre la haine, c’est que dans la misère, il n’a pas à serrer fortement, cordialement la main d’un ami. Sa violence est construite de ses droits et de la volonté de les revendiquer en nous quittant.

La violence appelle éternellement la violence

Notre réponse à la violence inconsciente et aveugle du misérable est celle du dégoût, du mépris, du rejet toujours plus intense ; c’est l’exclusion du patrimoine commun et le renfermement dans les cités dépotoirs. Notre réponse, c’est le gendarme, le car de police, le bulldozer qui, en rasant le bidonville, détruit cette caricature de la propriété privée qui est celle des exclus. (…)
Notre réaction est d’élever un peu plus les bastilles de nos intérêts, de nos privilèges, de nos institutions, et de réduire un peu plus l’entrebaîllement des portes de nos églises, de nos temples. Nous, les sécurisés, nous nous endormirons alors dans la paix, dans la quiétude, toujours ignorants de celui qui était près de nous et qui était notre frère. Sa réalité, nous ne voulons pas la connaître et plus nous nous enfermerons dans nos forteresses, moins nous serons capables de savoir ce qu’il est réellement.

Il est devenu notre étranger, celui dont nous considérons la souffrance comme justifiée. Accepter de l’écouter, ce serait risquer de tout perdre, car il ne saurait se contenter de peu, il voudra tout prendre, tout s’accaparer, tout détruire. L’importance du danger qu’il nous fait courir, nous la connaissons bien, il faut y échapper à tout prix. Même au prix de l’inhumanité.

De ces réactions, nous sommes tous responsables, même ceux qui parmi nous s’engagent dans des actions de lutte contre la pauvreté. Elles sont de notre faute car nous avons trop tendance à présenter la misère comme une petite affaire, un petit oubli, un petit accident dans l’Histoire de l’humanité en marche. Et nous proposons souvent des réponses incomplètes, des solutions boiteuses. Celles-ci ne doivent surtout pas gêner la création de ce nouveau monde vers lequel nous allons. (…)

La violence de l’amour

S’il est vrai que la violence appelle la violence, à notre avis il en est une infiniment plus efficace. Elle prend ses racines au fond même des hommes que nous sommes, elle se nourrit de notre cœur, du meilleur de nous-même, de nos désirs de joie, de paix à répandre, à donner. (…)
Cette violence est celle qui provoque les vraies révolutions, profondes et définitives, les résurrections qui rendent vie, respect, honneur, gloire et bonheur à tous les hommes, qu’ils soient riches ou pauvres. C’est à cette violence-là, celle de l’amour, que nous sommes voués, les uns et les autres, que nous le voulions ou non, du fait que nous sommes véritablement des hommes et que nous avons pris conscience qu’aucun autre homme ne peut jamais nous être étranger ou ennemi.

Le pauvre, lui aussi, y est voué. Si nous le connaissions tant soit peu, nous saurions qu’il ne nous demande rien d’autre que d’être un homme et qu’il ne désire rien d’autre. Il nous demande que tous les hommes soient reconnus comme tels, traités comme tels. Il ne demande rien d’autre que ceci, que l’école soit pour ses enfants le creuset de l’intelligence, que l’Église soit le chemin vers la communion de tous les hommes face au Dieu de leur foi, que la société soit juste et franche, que la technique, l’économie soient au service du partage des biens de la Terre.

Il appelle tout comme nous la création d’un monde nouveau. Le sens de son combat est aussi de transformer les structures d’une société de sorte que l’honneur, la justice, l’amour, la vérité soient les fondations sur lesquelles tout homme, et donc lui, recevra la plénitude de ses droits : les pouvoirs de penser, de comprendre, d’aimer, d’agir et de prier. Si le misérable nous interroge, s’il nous pose des questions et nous oblige à nous en poser, ce n’est pas parce qu’il nous demande de ralentir notre marche, mais qu’au contraire il nous contraint d’aller plus vite et plus loin, de voir infiniment plus grand et d’être plus ambitieux que nous ne le sommes. Il nous entraîne dans un véritable vertige de remise en cause générale de l’humanité. (…)

L’amour engendre l’amour

Le monde de demain est bien notre œuvre personnelle, que nous le bâtissions avec les pauvres ou que ceux-ci prennent un jour notre place pour le bâtir sans nous. S’il doit être un monde sans oppression, le monde de demain exige que nous vivions une violence faite à nous-même, une violence qui est dépossession de notre orgueil, de notre esprit de domination ; qui est abandon volontaire de biens que nous apportons à la réalisation de la fraternité, de la vérité, de la paix.
(…) Le monde de demain passe par notre disponibilité à l’appel d’amour qui monte de la Terre. Il passe par notre dépouillement. Les fondements seront la mise en commun et le partage de ce qui nous a été donné, afin que tout serve à tous, à leur bonheur.
Alors le pauvre, ayant trouvé en nous l’homme à imiter et non pas à abattre, s’acharnera avec nous à créer un monde de justice, un monde de vérité, un monde d’amour et de paix. Et si en cette Terre il y avait encore de la violence, ce sera la violence de l’amour partagé.

Père Joseph Wresinski.


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