Billet philosophique : l’actualité de la pensée de Karl Marx

Ho Hai Quang : la baisse tendancielle du taux de profit général (1)

14 septembre 2018, par Ho Hai Quang

Voici la 19e partie des exposés présentés le 4 mai dernier à la médiathèque Aimé Césaire de Sainte-Suzanne sur l’actualité de la pensée de Karl Marx à l’occasion du 200e anniversaire de sa naissance. Après les deux parties de l’exposé d’Élie Hoarau, président du Parti Communiste Réunionnais, puis les cinq parties de celui présenté par la philosophe Brigitte Croisier, voici la 12e partie de celui de l’économiste Ho Hai Quang sur l’aspect économique de l’œuvre de Karl Marx.

La “loi de la baisse tendancielle du taux de profit général” est l’une des explications des crises qui secouent périodiquement le capitalisme. Une crise est une rupture du fonctionnement normal de l’économie. Elle se traduit, notamment, par une chute de l’activité et donc du niveau de la production, avec pour conséquence, une poussée du chômage. Cette loi est exposée dans le livre 3 du “Capital” que Friedrich Engels a publié en 1894 en utilisant les manuscrits de Karl Marx. Depuis cette date, les économistes les plus réputés ont cherché à la réfuter ou bien à en montrer le bien-fondé en utilisant les mathématiques ou bien les séries statistiques. En quoi consiste cette loi ?

Du constat du phénomène à son explication

Le phénomène de la baisse du taux de profit général a été constaté par tous les économistes du 18e et 19e siècle. Mais pour Marx, aucun n’a réussi à en donner une explication satisfaisante pour les raisons suivantes.
“Si on réfléchit que, jusqu’ici, l’économie politique a tâtonné autour de la distinction entre capital constant et capital variable sans jamais arriver à la formuler avec précision ; qu’elle n’a jamais présenté la plus-value séparée du profit… qu’elle n’a jamais analysé à fond les différences dans la composition organique du capital, pas plus par conséquent que la formation du taux de profit général, alors il n’y a plus de mystère que la solution de cette énigme lui ait toujours échappé” (livre 3, tome 6, p. 227).
C’est en partant des nouveaux concepts qu’il a forgés que Marx a construit sa fameuse théorie de la baisse du taux de profit général. Les concepts sont les suivants.
Le taux de profit (T). Il est calculé au niveau de l’économie toute entière et correspond au rapport de la somme des profits au total des capitaux avancés (K). La somme des profits est égale à la somme des plus-values (Pl) que les entreprises ont effectivement pu récupérer en vendant leurs marchandises, et non pas aux plus-values incorporées dans des marchandises quand elles ont été produites. Quant à K, il est égal à la somme des capitaux constants et variables, c’est-à-dire (K = C + V). Le taux de profit s’écrit donc :

La composition organique du capital. C’est le quotient du rapport du capital constant (C) au capital variable (V), soit (C/V).
Le degré d’exploitation des travailleurs, soit (Pl / V).
En utilisant ces concepts, la formule du taux de profit s’écrit :

On a vu qu’au cours de l’accumulation du capital, les entreprises cherchent constamment à augmenter la productivité et qu’elles y parviennent en élevant la composition organique du capital, c’est-à-dire (C/V).
Si (Pl / V), le degré d’exploitation des travailleurs reste inchangé, alors le développement de la productivité se traduira par une baisse du taux de profit puisque le numérateur reste fixe alors que le dénominateur ne cesse d’augmenter.

Les contre-tendances

La baisse du taux de profit général n’est pas un processus mécanique. Un certain nombre de facteurs contrecarrent cette évolution. Ce sont :
1 - L’augmentation du degré d’exploitation du travail : elle se traduit par l’élévation du numérateur de (Pl /V). Pour augmenter la plus-value, les entreprises peuvent exiger de leurs salariés davantage d’efforts : allongement de la journée de travail, intensification du travail au moyen de l’“organisation scientifique du travail” (taylorisation) et du travail à la chaîne (fordisme). Mais cette stratégie butera d’une part sur des limites physiologiques (les travailleurs ont besoin d’un minimum de repos), et d’autre part sur des plafonds légaux qu’ils imposent par leurs luttes.
2 - La réduction du salaire en dessous de la valeur de la force de travail. Ici, il s’agit d’augmenter le degré d’exploitation des travailleurs en diminuant V.
3 – L’existence d’une surpopulation relative, en entraînant une concurrence entre les chômeurs, constitue justement l’un des facteurs qui permet aux entreprises d’embaucher des travailleurs à vil prix.
4 - La baisse des prix des éléments du capital constant : elle s’obtient en élevant la productivité du travail dans les branches qui produisent des machines et des matières premières.
5 - Le commerce extérieur : il peut permettre d’obtenir des moyens de subsistance pour les salariés, et des matières premières pour les entreprises à des prix inférieurs à ceux qui existent sur le marché national. Les capitaux investis dans le commerce extérieur, dans les colonies et les pays sous-développés, donnent généralement des taux de profit supérieurs.
6 - L’augmentation du capital par actions : elle permet aux entreprises de se procurer des capitaux qui se contentent d’un taux de profit inférieur au taux de profit moyen, ou même seulement des intérêts.
Le jeu de ces facteurs entraîne “des influences contraires, qui contrecarrent et suppriment l’effet de la loi générale et lui confèrent simplement l’effet d’une tendance” (livre 3, tome 6, p. 245). La loi de la baisse du taux de profit général est donc une loi tendancielle.

Cela étant, une erreur fondamentale consisterait à croire que Marx défendrait la thèse selon laquelle le taux de profit serait très élevé à l’aube du capitalisme et qu’il diminuerait progressivement jusqu’à atteindre zéro, provoquant l’effondrement final de ce système économique. En fait, la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit général vise seulement à expliquer les crises du capitalisme.

Les crises

Le mécanisme des crises qui secouent périodiquement le capitalisme est le suivant. Avec la baisse graduelle du taux de profit, se crée progressivement une situation de surabondance de capital de sorte qu’il devient de plus en plus difficile de le mettre en valeur avec une rentabilité suffisante. L’exemple numérique, déjà utilisé pour illustrer la formation de la surpopulation relative, permettra d’éclairer ce processus.

Au cours de la seconde période, désirant augmenter leur plus-value, les entreprises recourent au crédit et portent le capital de 100 à 136. En même temps, elles élèvent la composition organique du capital qui passe de 1,50 à 1,61 et augmentent la quantité de travail qui se traduit par une augmentation de V de 40 à 52.
La plus-value, qui était de 40, grimpe alors jusqu’à 52 (on suppose que le taux de plus-value reste de 100 %) ; mais le taux de profit descend de 40 % à 38,2 %.
L’accumulation du capital continuant, la masse de la plus-value va progressivement augmenter pendant que le taux de profit va graduellement diminuer. Il arrivera un moment où accumuler de la plus-value ne présentera plus aucun intérêt parce que le capital additionnel investi ne rapportera presque plus rien : il se produit alors une rupture du processus d’accumulation. C’est l’une des contradictions fondamentales du capitalisme. Le but du capitalisme est en effet de faire du profit. Mais le moyen d’y parvenir entraîne une baisse du taux de profit : il y a une contradiction entre le but et le moyen. Une rupture du processus d’accumulation se produit parce qu’il y a surabondance, pléthore de capital.
“Ce qu’on appelle pléthore de capital concerne toujours essentiellement la pléthore de capital pour lequel la chute du taux de profit n’est pas compensée par sa masse… et il s’agit d’une surproduction qui n’intéresserait pas seulement tel ou tel secteur de production, ou quelques secteurs importants, mais qui serait absolue dans son volume même, donc engloberait tous les secteurs de production” (livre 3, tome 6, p. 263-264).

De la dépression à la reprise

Pour rétablir les conditions d’un fonctionnement normal du capitalisme, il n’y a qu’un seul moyen.
“La solution implique une mise en sommeil et même une destruction partielle de capital d’un montant de valeur équivalent à tout le capital additionnel, ou au moins une fraction de ce dernier” (livre 3, tome 6, p. 266).
Concrètement, la mise en sommeil du capital, sa destruction partielle, vont se manifester par une ensemble de perturbations économiques et notamment par une “chute générale des prix”. Il se produit alors l’enchaînement suivant.
“Une partie des marchandises se trouvant sur le marché ne peuvent accomplir leur procès de circulation et de reproduction que grâce à une énorme contraction des prix… Cette perturbation et ce blocage paralysent la fonction de moyen de paiement de l’argent… ils interrompent à cent endroits la chaîne des obligations de paiement à échéances déterminées ; ils sont aggravés par l’effondrement correspondant du système de crédit, qui s’est développé avec le capital, et aboutissent ainsi à des crises aiguës et violentes, à de soudaines et brutales dévaluations et à un blocage et une perturbation réels du procès de reproduction entraînant une diminution effective de la reproduction” (livre 3, tome 6, p. 266).
La dépression, qui succède à la crise, va opérer une purge du capital excédentaire à travers toute une série d’ajustements qui vont s’effectuer à tous les niveaux de l’économie (livre 3, tome 6, p. 267). La “dépression” est la phase durant laquelle ces ajustements s’effectuent et qui vont progressivement restaurer les conditions de la reprise économique. Ils permettent de relever le taux de profit. Marx écrit :
“la dépréciation des éléments du capital constant serait elle-même un facteur qui impliquerait un relèvement du taux de profit” (livre 3, tome 6, p. 267).
La théorie de la baisse tendancielle du taux de profit général est donc une théorie qui vise à expliquer la forme chaotique de la marche du capitalisme qui voit la succession de quatre phases :
1 – La reprise,
2 – l’expansion
3 – La crise
4 – La dépression
1 – La reprise, etc.
En définitive, l’augmentation de la productivité au cours de l’accumulation du capital produit simultanément deux phénomènes remarquables, deux “lois” tendancielles : la loi de la production d’une surpopulation relative, et la loi de baisse tendancielle du taux de profit général.
Quelle est la validité de cette dernière loi ?

(à suivre)

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