Billet philosophique

Les causes des souffrances sociales

18 avril 2008, par Roger Orlu

On connaît les dérives du système médiatique à La Réunion sur ce que l’on appelle les “faits-divers”. Ce système cultive une image négative des Réunionnais en donnant une large place aux actes de délinquance et aux crimes, sans s’interroger sur la signification de ces faits de société, ni sur les causes de ces drames et sur les souffrances qui sont à leur source.
Dans le journal “l’Humanité” du 1er avril dernier, le philosophe Jacques Milhau publie un article qui fait réfléchir sur ce phénomène à travers la présentation du dernier livre d’Emmanuel Renault, “Les pathologies sociales à l’heure du néolibéralisme”, où « l’analyse de la souffrance sociale offre un point de vue critique contre la domination ». (1)
Nous reproduisons ci-après des extraits de cet article, qui nous montre à quel point il est important d’intégrer le projet de société équitable, solidaire et responsable dans celui du développement durable.

« Depuis les années 1980-1990, les souffrances sociales, physiques et psychiques sont au centre des préoccupations, malgré les dénégations néolibérales qui en minimisent délibérément la dimension et la causalité.
Il ne suffit pas pourtant de constater et de dénoncer ces effets si malfaisants du capitalisme contemporain dont le régime d’accumulation est fixé sur le taux de profit. Il importe davantage d’élaborer « une théorie générale des causes et effets sociaux des atteintes subjectives ». (...)

L’étude de ce type de souffrance - insupportable, fragilisante et durable - relève d’une transdisciplinarité non spontanée, que l’étouffoir sociopolitique du siècle précédent n’a point favorisée.
(...) L’essentiel est « l’imbrication complexe du social et du psychique », leurs rapports internes d’action réciproque. Ce fait justifie un traitement psychoclinique ou sociopsychiatrique de l’insatisfaction des besoins fondamentaux du Moi socialisé, lorsque celui-ci est désaffilié, déprécié, stigmatisé, déclassé, infériorisé ou relégué, privé donc de toute capacité normative propre à la vie, de toute créativité en réponse aux événements.

Deux données majeures sont dès lors à considérer : tout d’abord, la distinction entre la souffrance normale et la souffrance anormale. Car s’il n’est point de socialisation en forme de domination/subordination sans souffrance attenante, on tiendra pour courante et réussie celle qui n’aliène pas irrémédiablement l’individu. En revanche, des conditions sociales aliénantes et pourtant évitables, génératrices de vulnérabilité sociale massive, peuvent entraîner une vulnérabilité psychique qui atteint gravement sinon intégralement la personnalité des malchanceux.

Deux références pointent cette souffrance anormale si répandue de nos jours et qui peut devenir catastrophique : la souffrance au travail frappe le salariat, sous les effets conjugués de l’intensification du travail, du démantèlement des droits sociaux, du stress et de la précarité, du harcèlement et du « syndrome du survivant » devant assumer le licenciement des autres et consentir à la servitude volontaire.
Quant à la grande précarité des exclus, condamnés à la rue, humiliante, désocialisante et invalidante, elle désagrège la subjectivité dans les sordides conditions de l’« asphaltisation ». L’individu s’empêche de vivre pour survivre. Tel est le « syndrome de précarité », perte des étayages corporels et sociaux d’une vie en détresse, parfois si anesthésiée qu’elle ne ressent même plus la souffrance subie.
L’autre point fort est que toute souffrance sociale n’est pas simple passivité. Sa trajectoire est indissociable d’effets pratiques et cognitifs : soit l’adaptation défensive, soit le rejet révolté de la pression sociale et la quête de connaissances qui puissent contribuer à la reconquête « d’identifications et d’évaluations fortes ».

Aussi la critique de la souffrance sociale a-t-elle pour tâche de rendre visible l’invisible ou le refoulé. (...) Elle doit rendre la parole à ses victimes, leur restituer la capacité d’action et d’engagement, réveiller l’esprit revendicatif.
La vie sociale et politique n’est pas abstraite. Elle s’incarne en des êtres de chair et de sang. Leurs souffrances critiques, instruites d’elles-mêmes, peuvent être autant de leviers pour leur participation à la transformation des circonstances.
Sans prétendre être un modèle de critique générale de la vie sociale, cette analyse des souffrances sociales mérite d’y être intégrée et mobilisée pour une relance du débat démocratique et l’émergence de l’action citoyenne. »

Roger Orlu

(1) “Souffrances sociales, philosophie, psychologie et politique”, d’Emmanuel Renault. Éditions Armilliaire/La Découverte, 2008, 408 pages, 26,50 euros.

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