Billet philosophique

Lilian Thuram, droit au but… contre le racisme !

2 octobre 2009, par Roger Orlu

Beaucoup de Réunionnais ont apprécié la visite de Lilian Thuram à La Réunion la semaine dernière, à l’invitation de la MCUR (Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise), avec le soutien de la Ligue Réunionnaise de Football, de Canal +, du Ciné Cambaie et du Rectorat. Ce jeune Guadeloupéen de 37 ans, ancien capitaine de l’équipe de France de football et détenteur du nombre record de sélections, a mis un terme récemment à sa carrière exceptionnelle de footballeur professionnel pour se consacrer notamment à la défense d’une grande cause au service de l’humanité, à savoir : la lutte contre le racisme. C’est là un combat essentiel pour les Réunionnais qui veulent construire un développement durable et solidaire de leur pays. Et la MCUR est un outil capital à cette fin. D’où les attaques que lui portent des néo-colonialistes et leurs complices…
Comme nous avons déjà consacré plusieurs ’billets philo’ à ce combat contre le racisme, nous avons été heureux de recevoir d’un ami de ’Témoignages’ le texte d’un entretien avec Lilian Thuram publié le 19 mars dernier par la revue ’Afriscope’. Dans cette interview, le président de la Fondation Lilian Thuram - Education contre le racisme évoque la crise sociale de l’époque aux Antilles mais aussi sa volonté de contribuer à changer les mentalités. Nous publions ci-après des extraits de ce texte, illustré non pas, comme d’habitude, par une photo de la statue du ’Penseur’ de Rodin, mais par celle d’un autre penseur, très actif, lui…

 R. O. 

Quel regard portez-vous sur la récente grève générale qui a duré près de deux mois en Guadeloupe ?

- Cette crise était inévitable : ça fait longtemps qu’il existe une situation très déséquilibrée aux Antilles. (…) La crise a mis au grand jour ce système qui trouve ses racines dans l’exploitation esclavagiste qu’ont connue les Antilles. (…) Mais il y a des revendications plus profondes derrière cette question économique. Ce mouvement, c’est aussi une crise identitaire. Qui sommes-nous ? interrogeait déjà Aimé Césaire. Ne suis-je pas quelqu’un d’aliéné ? Dans la crise antillaise s’exprime également la recherche de notre identité. (…) Le problème de notre identité remonte à la traite négrière : l’Homme africain mis en esclavage aux Antilles. À partir de là a débuté la lutte pour imposer sa dignité et pour la justice sociale. Dès l’époque de l’esclavage, les opprimés ont voulu s’émanciper. Depuis les Nègres marrons, jusqu’à Aimé Césaire, en passant par Toussaint Louverture, des personnes ont lutté pour la justice. Mais il faut aussi savoir se regarder et être critique envers soi-même. (…) Beaucoup de Noirs pensent de façon inconsciente que les Blancs sont le modèle à suivre. Beaucoup n’ont pas une estime suffisante d’eux-mêmes pour dénoncer des situations. Quand vous êtes sûr de vos droits et que vous vous respectez, vous ouvrez la bouche. Je peux vous donner beaucoup d’exemples de Noirs qui continuent à se taire et à raser les murs encore aujourd’hui. Chaque Noir, chaque Antillais connaît dans son entourage quelqu’un qui a fait l’expérience du racisme. Mais le jour où il faut dire les choses, très peu prennent la parole. Certaines personnalités noires qui ont des postes importants, qui jouissent de ce droit de parole, ne l’utilisent pas toujours car elles ont une certaine crainte à aborder ce sujet. Pourquoi ? Qui le leur interdit ? Il faut arriver à se le dire entre nous. La situation antillaise ne pourra avancer que si nous parvenons à un auto-jugement. Les professeurs des écoles sont Antillais, mais qu’apprennent-ils aux enfants ? Chacun de nous, faisons-nous le travail pour faire avancer la société, pour dépasser l’histoire de l’esclavage ? (…) Chaque être humain a besoin de compréhension, de posséder les outils pour comprendre la crise, les problèmes d’aujourd’hui. Il faut revenir à l’histoire. Les Blancs devraient comprendre que l’esclavage a créé chez eux un complexe de supériorité. Les Noirs devraient prendre conscience de leur complexe d’infériorité. Tout cela passe par une réflexion sur soi-même. Quelle attitude avons-nous envers le racisme anti-blanc ou anti-noir ? Comment faire avancer les choses ? Avons-nous intégré le discours dominant ? Nous devons réfléchir sur nous-mêmes pour pouvoir éduquer les autres à travers nos comportements, nos positionnements. Si chaque groupe de population fait ce travail, se pose les bonnes questions, nous allons changer notre imaginaire. Je suis persuadé que les gens sont prêts à écouter. Il faut donner de la compréhension plutôt que des discours qui ne mènent nulle part. La victimisation ne sert à rien.
(…) Ça me paraît évident que le mouvement guadeloupéen doit se concrétiser en mouvement politique. C’est ce qui va lui donner de la visibilité sur le long terme et lui permettre de mettre en pratique des revendications. Qu’est-ce que la politique ? C’est avoir une réflexion sur la société et essayer de la gérer. (…) Chacun de nous doit avoir cette réflexion politique. (…)

Concernant votre Fondation, quels sont les principaux projets, comment va-t-elle fonctionner ?

- Nous voulons créer des liens entre les personnes. Lutter contre le racisme, c’est changer l’imaginaire des gens. Les plus racistes sont ceux qui ne connaissent pas l’autre. C’est la rencontre qui fait évoluer chacun. Ça peut se faire aussi par une certaine éducation, une connaissance de l’histoire, en commençant par celle de l’Homme. Notre lien de parenté : nous sommes tous des personnes originaires d’Afrique…
(…) Voir l’autre comme soi-même : c’est difficile, mais il faut l’apprendre. Puis mener une réflexion sur l’histoire et le comportement des personnes. En France, lorsqu’on parle d’identité culturelle, on s’imagine que tous les Français sont de souche. Mais il y a toujours eu des origines diverses, des brassages culturels. De tout temps, les humains ont émigré. La Fondation doit donner les moyens de comprendre pourquoi le racisme existe. (…) C’est important également d’expliquer à la population noire pourquoi elle subit le racisme. Quand vous comprenez l’autre, le racisme vous touche moins. C’est fondamental sinon ça détruit peu à peu l’estime que vous avez de vous-même. Une fois dans la victimisation, vous ne pourrez pas entrer en contact avec l’autre. Il faut éduquer les enfants très tôt à ce problème, leur expliquer pourquoi le racisme existe, leur montrer des figures positives. Il y a tout un travail à faire au sein de la famille. Comme dit le proverbe : « il vaut mieux prévenir que guérir ».
(…) Permettre aux Créoles eux-mêmes de découvrir la richesse de leurs cultures qu’ils méconnaissent parfois : c’est important de connaître ses racines. Lorsqu’on se connaît bien et que l’on a des racines fortes, on s’ouvre plus facilement aux autres. (…)

Comment regardez-vous l’Afrique aujourd’hui ?

- Ce continent paye encore les séquelles de l’esclavage. Si pendant 400 ans, on vous prend les plus jeunes, les plus forts, vous n’allez pas vous développer comme il le faut : c’est une évidence. Ensuite, il y a eu la colonisation. En 1885, les Européens se sont partagés l’Afrique lors de la Conférence de Berlin. Tout cela représente des siècles d’oppression. En comparaison, les décolonisations, dans les années 1960, sont récentes. Comment ont-elles été faites ces décolonisations ? Il faut savoir ce qu’il y a eu derrière : les contrats, les arrangements politiques en faveur des ex-puissances coloniales… Aujourd’hui, l’Afrique doit mener une réflexion sur elle-même, sur son rapport à ses langues notamment. (…) Comment mener une réflexion sur le développement d’un pays si ses habitants n’y sont pas ancrés culturellement, à commencer par ses élites ? L’autre problème de l’Afrique, c’est son incapacité à dire non. Des institutions internationales comme la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International ont imposé de fausses solutions aux pays africains. Là encore, on peut rejeter la faute sur les autres mais je préfère la réflexion sur sa propre responsabilité. Si l’on s’aime et que l’on estime sa population, peut-on accepter de telles décisions ?

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Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise

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