Billet philosophique

Ne jamais oublier

8 janvier 2010

Pour ce second ’billet philo’ de l’année 2010, ’Témoignages’ a reçu un texte très intéressant de Reynolds Michel, Président de l’association réunionnaise E.P.I. (Espace pour Promouvoir l’Interculturel). Ce texte concerne le thème de la mémoire historique et il vise notamment à clarifier le concept de ’sépulture’, qui a fait l’objet de polémiques au sujet de l’hommage rendu à nos ancêtres esclaves par Paul Vergès au nom de la Région Réunion, la Maison des Civilisations et de l’Unité Réunionnaise et de nombreux compatriotes fin octobre 2009 à Saint-Louis. Nous remercions Reynolds Michel pour cette contribution à relever le défi très important du devoir de mémoire, auquel a commencé à se consacrer et se consacrera bientôt à Saint-Paul, au-dessus de la Grotte des Premiers Réunionnais, toute l’équipe de la MCUR.

À l’occasion de l’inauguration de la Stèle en hommage à nos ancêtres morts sans sépulture au Vieux cimetière du Gol de Saint-Louis, le 31 octobre dernier, j’ai déclaré que c’était une heureuse initiative pour les raisons suivantes :

- elle est conçue comme un acte de réparation. Pour nos ancêtres africains et malgaches, entre autres, la mort a un caractère « sacré » et, dans l’imaginaire populaire, celui ou celle qui n’a pas reçu de sépulture est condamné à errer. Faire mémoire de ces « morts incomplètement satisfaits » ne peut que réjouir nombre de nos compatriotes ;

- le Vieux cimetière de l’Étang du Gol convient parfaitement pour une telle initiative. Ce cimetière, ouvert en 1729 dans la foulée de la colonisation du Sud, dit "cimetière du Père Lafosse" ou "cimetière des esclaves", est également connu comme le "cimetière des âmes délaissées", des « âmes » qui occupent une place privilégiée dans la mémoire populaire. Les nombreuses croix de ce cimetière dédiées « aux âmes délaissées du Purgatoire » en témoignent. En outre, des Réunionnais venant de toute l’île viennent prier chaque jour dans ce cimetière, où « une partie était consacrée aux esclaves », comme l’écrit Prosper Ève.

Suite à ma prise de position (voir "Témoignages" du 31 octobre et 1er novembre 2009), j’ai reçu d’un ami la réaction suivante :
« Pour moi, l’expression de " sans sépulture " est inexacte, car selon Prosper Ève lui-même, et les cimetières d’esclaves le montrent bien, les esclaves ont eu une sépulture… y compris ce cimetière du père Lafosse […]. Viendra-t-on encore à cette occasion et sous couvert de cette stèle culpabiliser je ne sais qui… ? ».

Je ne sais pas exactement ce que Paul Vergès entend par « sans sépulture », mais je sais qu’il pose depuis des années la question : « Où sont les sépultures des esclaves, des marrons ? ».
D’autre part, le terme « sans sépulture » a de nombreuses acceptions. Prosper Ève lui-même nous dit que les esclaves des habitations éloignées étaient privés de sépulture chrétienne. Ne parle-t-on pas également de profanation de sépultures à caractère raciste ou antireligieux, et de privation de sépulture en terre consacrée ?

Quoi qu’il en soit, pour moi, en toute rigueur, un certain nombre d’esclaves ont été privés de sépulture :

- les esclaves malgaches qui périssaient en mer, en prenant la fuite ;

- les marrons qui se jetaient dans le vide pour éviter d’être capturés ;

- les marrons tués dont les cadavres étaient abandonnés ;

- les esclaves qui subissaient la “question”, du moins certains ;

- ceux qui mouraient durant le voyage sans retour (15% pour Madagascar–La Réunion ; 21% pour Mozambique–La Réunion).

« Le fait que les chasseurs ramenaient plus de mains de morts que de prisonniers, écrit l’historien Jean-Marie Desport, laisse deviner que, bien souvent, l’on tirait d’abord. Alors que les cadavres des Marrons tués étaient abandonnés sans sépulture , mains gauches (celles que l’on coupait en principe) ou têtes étaient clouées à la vue de tous sur un arbre ou un poteau au milieu des places publiques (à Sainte-Suzanne, au tamarin près de l’église) » (1). Et Sudel Fuma, tout récemment, en réaction à certains propos révisionnistes, posait la question : « Que dire de ces esclaves, morts dans les bois, sans sépulture , abandonnés aux animaux ? » (2).

Même s’il ne s’agissait que d’une petite minorité d’esclaves qui n’ont pas eu de sépulture, une stèle en leur honneur n’est pas de trop. « Tant qu’il y a un homme dehors, disait Péguy, la porte qui lui est fermée au nez ferme une cité d’injustice et de haine ». Il ne s’agit pas de culpabiliser qui que ce soit, mais de ne pas oublier tout simplement.
Comme le dit le Père Joseph Wresinski, « des millions et des millions d’hommes, de femmes et d’enfants aujourd’hui disent non à la misère et à la honte parce que des hommes hier traités en esclaves par les puissants ont en leur cœur affirmé qu’ils étaient des hommes. Et nombreux sont morts pendant trois siècles pour que jamais personne n’oublie ».

D’autre part, est-ce qu’on peut affirmer qu’il n’y a pas eu quelque part une volonté d’effacer toute trace de la présence de cette sombre période ? Il y a, nous dit Prosper Ève, plus de documents sur le commerce de la Compagnie des Indes ou l’acclimatation des plantes exotiques que sur l’esclavage (3). Et comment expliquer la disparition des traces du système esclavagiste, telles que les prisons d’esclaves, les fers, les chaînes, les fouets, les cimetières, etc… ? Compte tenu de la proximité de cette période — 1663 à 1848 —, il est difficile d’évoquer la destruction par le temps.

Il est important, me semble-t-il, de retrouver des lieux qui ont marqué l’histoire de l’esclavage de leur empreinte, car les traces du passé ne prennent sens que lorsqu’elles deviennent mémoire en prenant appui sur des « supports d’émotion ».
Ne pas oublier ce passé, mais sans s’y enfermer ; faire mémoire dans la fidélité à l’Histoire tout en assumant sa liberté et sa responsabilité ici et maintenant. C’est cela la « juste mémoire ». « Souviens-toi »… !

Reynolds Michel

* Merci d’envoyer vos critiques, remarques et contributions afin que nous philosophions ensemble… ! [email protected]

(1) Jean-Marie Desport, "De la servitude à la liberté : Bourbon des origines à 1848".
(2) Sudel Fuma, « Quand le révisionnisme est là », "JIR" et "Témoignages" du 2 décembre 2009.
(3) Prosper Ève, « Sombre histoire, traces de l’esclavage dans la mémoire populaire », "Eglise de La Réunion", 1998.


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