Billet philosophique

Valorisons les richesses de la pensée créole réunionnaise

17 décembre 2010, par Roger Orlu

Entre les mercredis 8 et 15 décembre, se sont déroulées les trois dernières rencontres organisées par le Cercle philosophique réunionnais dans le cadre de l’édition 2010 de la Journée mondiale de la philosophie sous l’égide de l’UNESCO. Une autre rencontre était prévue durant cette même semaine (à la mairie de La Rivière, sur ’La philosophie et la lutte contre la pauvreté) mais pour des raisons pratiques elle a dû être reportée à une date ultérieure. Les trois autres ont illustré les richesses de la pensée créole réunionnaise, sur des thèmes très différents. Et ce qui est très intéressant, c’est qu’un public très large, y compris issu des classes populaires, a participé activement à ces débats philosophiques. Cela confirme que chaque Réunionnais peut s’emparer de la philo pour en faire un outil au service de la libération de son peuple.

Nous allons d’abord illustrer nos propos en évoquant en quelques mots la conférence-débat tenue le 8 décembre à la Médiathèque Benoîte Boulard du Port par Ketty Lisador. La célèbre artiste conteuse a présenté un exposé sur "La pensée de la résistance réunionnaise à travers les proverbes créoles".
À ce sujet, elle a bien sûr fait référence à l’ouvrage "Proverbes réunionnais" de Daniel Honoré, publié par l’UDIR (Union pour la défense de l’identité réunionnaise) en 1992, et à son recueil plus ancien "Gramoun la di". Parmi ces proverbes, elle a notamment cité : « zanfan i plèr pa i gaingn pa tété » et « lo sien i marsh pa i gaingn pa lo zo », en soulignant toutefois que « résister ce n’est pas se lamenter mais lutter ».
C’est pourquoi elle a également cité : « boubou i guéri pa lé bien avèk son mèt » et « piman lé for, kalou son mèt ». Auxquels elle a ajouté : « ti ash i koup gro boi » et « fay fay i tié gro bèf ». Enfin, nous retiendrons : « in bon kok i soizi pa lo ron » et « makro bitasion i dir pa lontan ».

« La sagesse populaire réunionnaise »

Pour Ketty Lisador, ces proverbes — et bien d’autres encore — « expriment la sagesse populaire réunionnaise héritée de l’Histoire, en rappelant les différentes formes de luttes et de résistances depuis l’esclavage. Cette sagesse est à cultiver car l’État fait tout pour effacer le souvenir de ces combats ».
La conférencière a conclu son exposé en lançant un appel à dépasser sans cesse l’ère de la résignation et à créer de nouveaux proverbes dans ce sens. D’où la magnifique surprise de sa conclusion : des propositions concrètes à cette fin. Par exemple : « Kaparèr, la pa li lo travayèr », « Si ou okip pa la politik, la politik i okip aou », « Si dann oui na poin batay, kouraz di non sa i vo in méday »…
Super, Ketty ! De quoi méditer…

Un magnifique défi à relever !

Le second événement que nous voulons mettre en évidence est la conférence-débat organisée le 14 décembre au Centre du Moringue à Sainte-Suzanne avec Aude-Emmanuelle Hoareau, auteure de "Concepts pour penser créole". Un livre dont la parution en septembre dernier est un événement historique pour La Réunion.
En effet, c’est la première fois, en trois siècles et demi, qu’une jeune Réunionnaise, docteure en philosophie, se lance dans une telle démarche, qui consiste à analyser notre société en réfléchissant sur le sens d’une vingtaine de termes conceptuels spécifiques à l’identité culturelle de notre peuple. Du jamais vu à La Réunion !
Cette démarche est d’autant plus précieuse, qu’elle ouvre de nouvelles perspectives car elle prouve « que tout est là pour qu’il y ait une philosophie réunionnaise et que tout le monde peut participer à sa construction ». « Èk la filozofi, nou lé kapab bat karé koté la libèrté », déclare Aude-Emmanuelle Hoareau, qui ajoute : « Soré gadianmb si nou gingn dépass nout soufrans pou mèt anlèr nout kréolité, si nou gagn fé réfléshi domoun si lo pèp La Rényon, si nou gagn fé prann la valèr nout kiltir ». Un magnifique défi à relever !
Bravo et merci Aude-Emmanuelle pour cette démarche transformatrice de notre société !

Renforcer la lutte contre le racisme

Enfin, nous allons parler en quelques mots du café-philo organisé ce mercredi à l’Entrepôt Médiastore de Saint-Denis avec Laurent Médéa, sociologue, sur le thème : "Les touristes ont-ils peur des Kaf du Chaudron et du Port ?". Une rencontre qui a permis notamment de souligner à quel point la Fête du 20 Décembre doit être une occasion de renforcer la lutte contre le racisme à La Réunion.
En effet, « les cafres du Chaudron et du Port sont agressifs ». Voilà ce qu’un journaliste du "Quotidien" a écrit dans un article paru en page 3 du vendredi 26 novembre 2010. Cette phrase est extraite d’une étude sur les comportements des touristes extérieurs à La Réunion, menée auprès de 1.600 personnes entre juillet 2009 et juin 2010, et dirigée par le cabinet Run Conseil.
Selon le journaliste du "Quotidien", cette phrase est l’un des commentaires exprimés par ces touristes pour décrire le climat social (dont seulement 2% des enquêtés se sont inquiétés...). Des citations, qui, selon lui, sont « plus ou moins proches de la réalité » ou « plus ou moins savoureuses » (ou les deux...), comme les références au grand nombre de viols ou l’ampleur de l’alcoolisme sur la voie publique.

Libérer notre pays de ses injustices

Cette mise en cause des Kaf est-elle "plus ou moins proche de la réalité" ou "plus ou moins savoureuse" (ou les deux...) d’après le journaliste qui a choisi de mettre en avant cette phrase sans préciser combien de personnes — sur la totalité des personnes enquêtées — pensent ainsi ?
De la même manière, pourquoi le cabinet Run Conseil a-t-il mis en avant cette remarque ? Si la phrase a été citée par un nombre conséquent de touristes, ce qui n’est pas précisé dans l’étude, pourquoi ces touristes ont-ils soi-disant peur des Kaf ?
À partir de ces questionnements, Laurent Médéa, Ghislaine Bessière, Guillaume Kobéna et d’autres intervenants ont mis l’accent sur « l’ampleur des inégalités, discriminations, rejets, préjugés et mépris à connotation raciste qui frappent un groupe ethno-culturel, le groupe Kaf, toujours maintenu en bas de l’échelle sociale ». « Cet héritage de l’esclavage et de la colonisation est le résultat d’un système socio-économique et politique qui doit être entièrement transformé », a souligné Laurent Médéa.
Là aussi nous disons bravo et merci à Laurent car ces analyses de notre société montrent à quel point nous devons valoriser les richesses de la pensée créole réunionnaise afin de résister aux oppressions d’aujourd’hui et libérer notre pays de ses injustices.

Rozé Orlu

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