Albert Levy et le silence des prétoires

16 janvier 2014

Mon avocat se penche sur son interphone sur lequel son doigt gras appuie : « Apportez-moi le dossier de Monsieur Angrand. »
Un bref silence. La porte s’ouvre, laisse place à une secrétaire maquillée à outrance qui me déshabille du regard : « Le voilà, Maître. »
Il le prend soigneusement. « J’aime le dossier de M. Angrand, car c’est le plus confortable. »
Et il le coince derrière sa nuque.
« Je vous écoute…
- Je suis… Monsieur Angrand.
- Ah, oui, c’est vrai, c’est vous… Et où en est votre affaire ?
- Précisément, Maître, c’est ce que je voulais savoir.
- Ne vous inquiétez pas : nous avons l’affaire bien en main. »

Je regarde ses mains qu’il se met à joindre, elles demeurent vides. Il fait un geste ambigu qui signifie soit : Que voulez-vous que j’y fasse ?, soit : Et voilà !, ou… : Remettez votre affaire à Dieu… Puis il se fend d’un soupir qui peut dire : Priez Dieu, Allah ou Jéhovah, mais moi j’ai du travail. Façon habile et détournée de me rappeler qu’il est aussi député à Paris.
Puis il se ravise, il me regarde avec douceur et sympathie. « Vous savez, Monsieur Angrand, votre affaire n’est pas facile. Je m’en suis entretenu –de façon officieuse, bien entendu-, avec le juge des instructions centrales, il me dit que ça pourrait avancer de manière significative si…
- Si quoi ?
- Si vous lui rendiez visite. Il est aussi président des amis de Claude Nerval, vous savez le poète… »
Je lâche un Oui, plus par commodité que par conviction.

Je ne me suis pas rendu au rendez-vous : ça aurait été insulter un Poète.
Albert Lévy n’est pas poète, mais un souffle printanier qui circule dans le désert des prétoires, et dépoussière quelques dossiers oubliés de <tous. Parmi les récipiendaires et les dithyrambes, il est une voix singulière. Le concert des rouages a son grain de sable, c’est Albert Lévy.

Contrairement à un Thiel ou un Bilger, il écrit quelque chose qui ne ressemble pas à de l’autocélébration, ou à la célébration d’une institution, trop occupée d’elle-même pour comprendre ce que le peuple pense d’elle. Certains se font une haute idée de la justice, et comme je l’ai entendu en gendarmerie, la voudraient sacrée, intouchable, de peur que la société ne s’effondre si une moindre critique l’effleurait. Au lieu de « transformer la guerre faite par une poignée d’hommes en paix pour tous », elle provoque la guerre contre quelques uns pour en protéger d’autres, parmi les siens. Les faits sont là. Il faut dire que Lévy a l’avantage, comme Éric de Montgolfier, d’avoir fait face à l’institution, d’avoir été de l’autre côté. C’est une expérience absolue. Avec Lévy, le débat se met en marche. Je ne sais pas s’il ira loin. J’ai des doutes.

Il écrit : « L’égalité des chances assure aux hommes l’artifice des droits, en leur permettant de partir dans la vie avant les autres »… « L’égalité des chances n’est rien d’autre que du marketing politique et social qui permet aux hommes de désirer ce qu’ils n’auraient jamais eu, si le hasard n’avait pas décidé pour eux de les hisser là où ils ne seraient jamais allés. »

« La démocratie justifie la pénalisation de la pauvreté pour édulcorer le crime organisé et le rendre moins visible. Elle atténue la réalité de la corruption pour la rendre supportable ». Elle use du saupoudrage pour tromper la foule des crédules.
Miguel Benasayag, l’auteur du Manifeste du réseau de résistance alternatif, a les mots qu’il faut pour décrire la posture d’Albert Lévy : « Le seul énoncé progressiste possible est celui qui affirme que la société est tout le monde, et ceci divise la justice en deux tendances opposées : soit elle défend et protège la ‘bonne société’, soit elle nous défend et protège tous, c’est-à-dire aussi le transgresseur, le délinquant, l’inadapté. »

On se dit : Ce Lévy, il danse sur des œufs. Et sa danse est belle et légère : « Monsieur le Président, il faut que je vous dise, ce matin, il me faudra déserter la salle d’audience pour ne pas déclarer la guerre aux pauvres, mais dites bien à ma hiérarchie que je serai sans état d’âme, lorsqu’elle viendra me faire chercher pour lui rendre des comptes… »
De l’intérieur, il contemple le collimateur. Mais tant qu’il y aura des Lévy, des Barsamian, des Montgolfier, l’institution aura du mouron à se faire, et elle fera bien.

En septembre 1998, une juge d’instruction place Albert Lévy sous contrôle judiciaire avec obligation de soin psychologique pour « paranoïa », motif tout prêt pour répondre à ceux qui oseraient la critiquer de l’intérieur.
Pour ce magistrat, il y a juge et jugeur. Les jugeurs se sentent « investis d’une mission quasi divine, distribuent à longueur d’audience des mois et des années de prison pour remettre du bien dans des consciences égarées et sans ordre. Le sens de la peine a déserté leur esprit… Et l’horreur des prisons, pour eux, est redevenue insignifiante ». Le jugeur ne s’exprime pas autrement : « Lorsqu’il dit le droit, le juge n’a pas à se préoccuper des conséquences de son jugement »...

« Maux de justice » est un petit livre de révolté, illustré par un Charb en pleine forme, qui incarne le juge en chien malpropre, les yeux bandés, le glaive en main, un chien-chien carpette sur laquelle les riches essuient leurs pieds, qui joue au foot avec le boulet que le condamné traîne au pied…
Non, la France n’est pas tout à fait morte. Tant qu’il y aura tout au moins des voix comme celle de Lévy.

 Jean-Charles Angrand 

Maux de justice d’Albert Lévy, À plus d’un titre éditions, collection Les Merles Moqueurs, illustrations Charb


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