C’en est trope !

Ambroise Vollard (1866-1939) et Charles Angrand

20 avril 2017, par Jean-Baptiste Kiya

De Manet à Picasso (trésors de la Johannesburg Art Gallery et du Musée Léon Dierx), catalogue d’exposition, publié par le Conseil Départemental de La Réunion. Exposition jusqu’au 4 juin.

La tenue de l’exposition « De Manet à Picasso », groupant pour la première fois à La Réunion la collection de la Johannesburg Art Gallery et celle du Musée Léon Dierx fut l’occasion, pour les services de l’iconothèque historique de l’Océan indien, de numériser et de répertorier l’ensemble des œuvres présentées. Le corpus porté au catalogue permet de prendre la mesure de la perception que les grands collectionneurs se faisaient du courant néo-impressionniste qui augura l’éclatement de l’impressionnisme.

Si le bilan s’avère étique : aucune œuvre de Seurat ni de Dubois Pillet, aucun Angrand non plus ; 2 huiles de Luce (« Le Jardin » et « Bord de rivière »), 1 huile et 2 estampes de Signac (« La Rochelle, sortie du port », « La Jetée de Flessingue » et « Le Port de Saint-Tropez »), 2 estampes de Cross (« Aux Champs Elysées », et « La Promenade »), ajoutons à cela 1 huile de Théo Van Rysselberghe, il faut sans doute y voir plus une incompréhension et un désintérêt qu’une réelle désaffection.

Face à un tel vide, une envie taraude : celle de poser une colle à l’iconothèque : cette délicieuse silhouette féminine au crayon Conté, absorbée dans la contemplation des quais, que nous contemplons à notre tour en nous demandant ce qu’elle contemple, est-elle d’Angrand ou de Seurat ?…

Il n’est pas impossible que le marchand qui a vu passer entre ses mains près de 200 tableaux ait eu à hospitaliser quelques œuvres d’Angrand, comme il eut des toiles de Seurat (notamment « Les Poseuses » en 1898). D’autant qu’à sa mort accidentelle en 1939, il avait laissé un héritage qui fut partagée en trois parts et qui s’éparpilla - les œuvres que légua Lucien Vollard au Musée Léon Dierk en 1947 n’étant qu’un pâle reflet de ce que fut la collection.

Il est même probable que Vollard ait proposé des Angrand à la vente, a fortiori si l’on s’en tient à une lettre que l’artiste envoya à son camarade Luce en janvier 1911, celle-ci témoigne d’une certaine proximité avec le marchand. Ainsi débute un paragraphe : « Et dites-moi (expression essentielle de Vollard – oh - je deviendrais plagiaire) », par lequel l’expéditeur se met sur le même ton de moquerie que celui dont le marchand usera dans ses « Souvenirs » sitôt qu’il s’agit de brosser un de ces portraits d’anarchistes parmi lesquels les néos se rangeaient, ainsi de Mirbeau dont il s’empresse de dresser la caricature, qu’il réduit à un hâbleur, un pleutre, un extravagant dirigé par son chien. En 1937, Ambroise Vollard ne risquait guère la répartie !

De Luce, est resté de cet ensemble deux peintures, dont une de très belle facture, « Le jardin », datée des années 1893-1895, sur laquelle on voit une allée vide, comme les affectionnait Angrand (ou même Seurat - invitation au voyage), se perdre sous les frondaisons ; Vollard écrit de lui : « quel brave homme ! Encore qu’il ne fît rien pour se mettre en avant (sic), et que, de plus, on sût qu’il professait les plus violentes théories anarchistes, les bourgeois achetaient sa peinture ». Vollard se faisait là l’écho de la propagande officielle qui réduisait l’anarchiste à la figure violente et aveugle du poseur de bombes.

Le marchand n’éprouvait sans doute pas d’attirance particulière en direction de ces gens-là qui tenaient des discours opposés à la spéculation en art.

Les souvenirs dont est tissé son ouvrage évoquent en courant le mouvement néo-impressionniste, si teinté d’anarchisme, mais par le biais d’un humour potache : « J’ai mis beaucoup de temps à comprendre Signac. Comme j’avais entendu définir le pointillisme : ‘peinture au petit point’, je m’étais imaginé quelque chose qui ressemblait à un ouvrage de dame, et je passai devant les Seurat et les Signac sans m’arrêter. » Remarques qui montrent UN en peu de considération le marchand tenait toute forme nouvelle d’art (faisant fi des personnalités multiples qui en composèrent le prisme, limitant le mouvement à une unique figure, celle de Signac) ; DEUX le caractère influençable de sa personnalité.

Nous savons que Vollard était admis dans l’intimité de Degas, qu’il le « visitait » souvent. Degas avait son oreille. Vollard consacra au maître un ouvrage qu’il fit paraître chez Crès en 1920. Le « terrible Degas » a toujours eu une piètre opinion du néo-impressionnisme, ce que traduit Camille Pissarro dans une lettre à son fils Lucien dès mai 1886, « J’ai dit à Degas que le tableau de Seurat était fort intéressant : ‘Oh ! Je m’en apercevrai bien, Pissarro, seulement que c’est grand !’ » Et le néo de poursuivre : « Si Degas n’y voit rien, tant pis pour lui, c’est qu’il y a un côté rare qui lui échappe. »

Il n’est guère surprenant que Vollard ne mentionnât pas le nom d’Angrand, attendu que Degas, de qui il était proche, avait fait une condition sine qua non de sa participation à la huitième et dernière exposition impressionniste en 1886, l’absence totale des œuvres de Charles Angrand.

Jean-Baptiste Kiya

À la liberté de publication

À Serge Huo-Chao-Si.


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