Antoine, Emmanuel et Henri Angrand (1894-1917) à la Grande Guerre

19 mars 2015, par Jean-Baptiste Kiya

Correspondance de Charles Angrand (1883-1926), édition François Lespinasse, Rouen.

Les poncifs ont la peau dure. Fin janvier de cette année, un courrier émanant de la Chargée d’Études documentaires Dessin du Musée d’Orsay me joignait « deux notices qui [m’]apporteraient, m’était-il écrit, plus d’information sur cette œuvre dont le modèle est le neveu de l’artiste ». Ma demande portait sur la provenance du crayon Conté sur lequel est porté en majuscules un vaporeux mais certain « ANTOINE ».
Alors à nouveau, je m’inscris en faux.
Aucun des deux neveux de l’artiste ne s’appelait Antoine.

Le plus âgé, celui que le Musée affirme figurer sur le portrait, se prénommait « Henri Charles Jules Eugène ». Le registre de l’État Civil de Dieppe précise qu’Henri naquit au domicile des parents, au numéro 14 de la rue d’Eu du Faubourg du Pollet, le 8 août 1894, à quatre heures du matin.

Le garçon reçut, précise l’acte de décès, à l’âge de 23 ans, une balle de mitrailleuse dans la tête, le 5 mai 1917, à Nanteuil-la-Fosse, dans l’Aisne, précisément là où étaient engagés nombre de régiments coloniaux, durant l’offensive Nivelle.
Le néo-impressionniste indique dans sa correspondance, au courrier du 23 avril 17, que son neveu était au préalable « à Laffaux, aux premières opérations », au terme desquelles il fut cité à l’ordre de la Division : « Laffaux, un sale coin, comme il disait ». Décoré à titre posthume, le corps fut ramené à l’arrière et inhumé au cimetière de Bucy le Long, près de Soissons.

Charles Angrand prend soin de livrer une analyse des circonstances qui entourent le décès de son neveu : « C’était à 5 heures du matin, lors d’un assaut – sans protection d’artillerie, comme il en fut de même partout, après avoir vu commander les opérations, ce qui n’allait ni plus ni moins qu’à traiter les chefs d’assassins ». En 17, la France exterminait ses fils. Les chiffres l’égrènent : l’offensive fit 155 mille morts en 10 jours, il fallait prendre le plateau quel qu’en fût le prix, 100 hommes tombaient à la minute ; les petits chasseurs venaient, dit-on, y trouver leur tombe. L’aspirant Henri Angrand fut l’un d’eux.

Le mois de la disparition du neveu de l’artiste, l’exaspération était à son comble. 30 kilos de paquetage sur le dos, pour tout horizon l’eau et la boue. La terre n’était légère que pour les cadavres. L’auteur des Âmes Grises rapporte avec précision la situation dans laquelle se trouvaient pris ces jeunes recrues : « J’avais vingt ans. Qu’est-ce qu’on sait faire à vingt ans ? Moi, je ne savais rien. Je n’avais rien dans la tête. Rien. J’étais encore un grand gosse, c’est tout. Et on m’a mis un fusil dans mes mains, alors que j’étais presque encore un enfant ».

Et déjà ces enfants n’en pouvaient plus, ils ne marchaient plus dans la combine. La grève des attaques commença 3 jours avant qu’Henri ne tombe. La chanson de Craonne se répandait partout sur le front. A-t-elle seulement flotté sur ses jeunes lèvres ? Selon les termes que l’artiste rapporte dans sa correspondance, le garçon ne devait pas être un inconditionnel de la cause patriotique, comme beaucoup. Les Anglais, répétait-on, avaient leurs machines, les Français leurs poitrines. Quels furent les ultimes mots qui s’échappèrent des crânes défoncés par les balles et les obus ? Est-ce :

« Ceux qu’ont l’pognon,
Ceux-là viendront,
C’est pour eux qu’on crève,
Mais c’est fini, car les troufions
Vont tous se mettre en grève
Ce sera votre tour, Messieurs les Gros,
Montez sur le plateau,
Car si vous voulez faire la guerre,
Payez-la de votre peau »
 ?

La Camuse valsait sur cet air dans la vapeur de poudre piétinant l’épaisseur de boue et de sang mêlés.

La correspondance de guerre que laissa Henri Angrand, précieuse, nous en apprendrait sur le moral du régiment et sur sa vision de la « sale » guerre ; elles nous diraient bien des choses. Elle demeure quelque part scellée au sein d’une famille aussi muette qu’un État Major.

L’année de sa mort, près de 90 mille poilus se sont mutinés, une soixantaine fut fusillée, sans compter les exécutions sommaires dont les traces furent effacées, ou portées au crédit des Allemands pour rassurer l’arrière. C’est dans cette atmosphère que tombe Henri Angrand, le premier neveu du peintre…

Dès août 17, le ministère de la guerre promulgue la loi Mourier qui consistait à « récupérer les réformés ». C’était l’époque où Péguy chantait les morts heureux, et les blés plus beaux qui auraient à pousser sur les tombeaux… La mauvaise fleur du lyrisme mortifère répandait ses poisons délétères.

Le second neveu du peintre, professeur agrégé en histoire de l’art, de 12 ans le cadet du premier, n’avait pas davantage pour prénoms Antoine, ou Emmanuel. « Pierre Max Paul » est inscrit sur l’acte de naissance. Né le 14 octobre 1906, il décède en 1990.
Pour répondre à la Chargée d’Études documentaires du Musée d’Orsay : non, Antoine n’était pas le neveu du peintre : ni Antoine, ni Emmanuel d’ailleurs qui étaient trop jeunes pour partir au front.

Mais il ne s’agit pas de la seule bévue à imputer aux publications du Musée d’Orsay. Antoine et Emmanuel dont les noms resplendissent en clair sur le noir du crayon Conté sont les enfants « naturels » du peintre (telle était la terminologie de l’époque).
Il reste à ce titre une rare photographie, un peu antérieure à l’année 1910.

Jean-Charles Angrand


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