Birbal et Akbar

11 août 2011

C’est une constante de l’expansion coloniale. L’administration française a tout fait pour sous-évaluer l’ampleur géographique de ses colonies. Il n’y a pas si longtemps que les dimensions exactes de l’Afrique, diminuées par les idéologies impérialistes, ont été rendues. La Couronne britannique a opéré de la même façon en Inde, minimisant l’ancienneté et l’importance de la civilisation indienne.

Il convient donc de repositionner ces cultures, en particulier la culture indienne qui s’est répandue dans tout l’océan qui porte son nom.

Esclavages à partir des enclaves françaises, puis engagisme pour pallier à l’interdiction de la traite : censée volontaire, l’immigration était souvent forcée et s’apparentait à de l’esclavage dont le schéma demeurait ancré. Il faut songer à l’effort que ces immigrants indiens durent faire pour quitter une terre sacrée, parfois poussés par les famines, fuyant parfois la surpopulation, attirés par des rêves de fortune, les mensonges, quelquefois enlevés, et à La Réunion, enfermés dans des lazarets durant la quarantaine...

Esclaves et engagés, exploités le jour, la nuit permettait de ressusciter les mémoires. C’est sous le signe de la nuit que furent perpétrées les pratiques ancestrales. Et c’est un peu de cette nuit lumineuse que nous transmettent Birbal et Akbar.

Qu’aurons-nous dit une fois que nous aurons précisé que Birbal naquit à Tiwkapur en 1528 au sein d’une famille brahmane ? Qu’Akbar, à la manière de Louis XIV, aimait s’entourer d’artistes et d’hommes de science ? Que Birbal fut précisément considéré comme l’un des 9 Joyaux de cette Cour, un navaratna ? Une fois dit, qu’aurions-nous dit ? À peu près rien : l’Inde de Birbal ne tenant pas l’Histoire en haute estime. L’écriture historique apparaît en Inde à partir de l’émergence d’un sentiment patriotique, très tardivement. Faire l’histoire, c’est toujours faire l’histoire de, et à partir de. Or, le temps historique appartient au monde matériel, la mâyâ, monde trompeur qui détourne de la réalisation de soi et de la libération de l’âme. L’idéal des hindouistes demeure d’interrompre le temps, la roue du temps, de lui échapper afin d’atteindre le nirvana.

« Akbar souffrait d’insomnie. Les médecins du palais firent appel à des conteurs pour l’aider à s’endormir. Tous épuisèrent en vain leur répertoire, l’empereur ne parvenait toujours pas à trouver le sommeil. On pria Birbal de s’y essayer à son tour… ».

Les contes de Birbal sont ainsi médecines, leur fonction est d’ouvrir des profondeurs dans lesquelles l’esprit peut s’abîmer peu à peu. S’ils sont médecines de l’âme, ils sont médecine sociale et médecine politique : Birbal est le ministre hindou d’un empereur musulman.

Elles racontent l’histoire d’un syncrétisme religieux, salutaire en ces temps de tensions indo-pakistanaises conséquences de la Partition britannique des Indes.

Jalousé par les courtisans, qui complotent contre lui, il est parfois banni à cause de sa libre parole, quand il ne s’évade pas du petit monde de la Cour. « Quand Birbal revint au palais, Akbar fut si heureux de le retrouver qu’il le serra dans ses bras et lui donna une grande claque dans le dos. Les courtisans attendirent la réaction de Birbal. Ne pouvant rendre la pareille à l’empereur, Birbal se tourna vers son plus proche voisin et lui administra une claque tout aussi sonore que celle qu’il venait de recevoir. L’homme pensa que c’était là un nouveau jeu dont il ignorait les règles et, ne voulant être pris pour un sot, il fit à son tour de même envers son voisin. Passant de l’un à l’autre, la claque traversa tout le palais comme une vague.
Le soir même, Akbar saluait sa première épouse, Mariam, en s’inclinant devant elle, quand elle le gratifia d’une forte claque sur les épaules. - Tu es folle ? Comment oses-tu lever la main sur moi ? - C’est un jeu ! - Un jeu ? - Oui ! Tout le monde en parle à la Cour. La règle est très simple : il faut donner une claque à quelqu’un, mais celui-ci ne peut vous la rendre, il doit trouver une autre personne pour cela.
Akbar comprit enfin. La claque qu’il avait donnée à Birbal venait de lui être rendue de la plus subtile manière »...
jusqu’au lecteur qui reçoit la subtile claque de Birbal, son nom signifiant en sanskrit « intelligence profonde ».

Certaines de ces histoires sortent du passé, brûlantes à la manière de celle-ci qui renvoie à la religion des chiffres telle qu’on la pratique laïquement en France. Il y a ces chiffres manipulés du prétendu échec des enfants issus de l’immigration. Même comptabilité dans la justice : les hommes sont forcément violents et les femmes victimes, comme si la moitié de l’humanité était dangereuse et l’autre en danger. Si ça ne correspond pas à la réalité, eh bien, on la forcera ! C’est dans l’air. « A un voyageur qui visitait Fatehpur Sikri et lui demandait : - Quel est le nombre exact de tournants qu’on peut compter dans les rues de ta ville ? Birbal répondit : - Deux seulement. Ici, quand on ne tourne pas à droite, c’est qu’on tourne à gauche ».

Birbal est la muraille de son roi, il le protège du nœud des énigmes de la vie, qui sont, comme chacun sait, des métaphores in absentia. Celui dont les poèmes sont célèbres demeure poète à la Cour d’Âgrâ :
« - Qu’est-ce qui grandit quand on le partage ? Une aussi facile question fit sourire Birbal.

- Le bonheur »
... Le bonheur se partage, c’est aussi celui des contes.

Jean-Charles Angrand


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Messages

  • Un grand merci pour cet article sur le livre de conte que j’ai eu le plaisir de collecter et d’adapter il y a déjà un bon bout de temps à partir de mes 20 années de voyages assidus en Inde. Je garde de mon passage sur votre île le souvenir ébloui de la diversité humaine et de son respect. J’espère avoir le plaisir d’y revenir un jour pour approfondir mes connaissances sur l’engagisme. Merci encore pour l’éclairage que vous donnez à ces paroles de sagesse de Birbal... car la sagesse aussi grandit quand on sait la partager et la faire partager.
    Cordialement
    P.F
    http://mots-nomades.hautetfort.com/


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