Ce soir, le diable monte sur scène…

12 juin 2014, par Jean-Baptiste Kiya

L’École du diable d’Éric-Emmanuel Schmitt (in Théâtre 1), aux éditions Albin Michel.

- Allô ? C’est votre voisin de palier, à l’appareil. Je vous appelle pour vous dire que vous avez le feu dans votre appartement.
- Écoutez, j’y suis et je peux vous dire qu’il n’y a pas le feu.
- Ouvrez votre tiroir de gauche.
- Là, sous l’évier ?
- Oui.
- Oh merde ! Qu’est-ce que je dois faire ?
- Rien, rien. Je vous appelle pour vous dire qu’il ne fallait pas vous inquiéter.
- Ah bon, il y a le feu dans mon appartement et vous me dites qu’il ne faut pas que je m’inquiète ?
- Tout à fait. Pour tout vous dire, c’est normal… Géographiquement, voyez-vous, nous sommes placés sur un site assez particulier, je dois en convenir.
- Comment ça ?
- L’Enfer est juste sous cet immeuble.
- Quoi ?
- Je n’y puis rien, Mademoiselle. C’est ainsi fait… Et le feu des enfers remonte par les canalisations.
- Mais enfin, ce n’est pas tous les jours qu’il y a le feu dans mes tiroirs. Je m’en serais aperçue !
- Oui, je sais ; c’est pour cela que je vous appelle.
- Ça va durer longtemps ?
- Quelques jours, tout au plus… C’est parce qu’ils ont beaucoup de travail, ces temps-ci.
- Mais comment savez-vous tout ça ?
- Voilà, je tenais à vous prévenir, mademoiselle.
- Attendez, attendez…

- CLIC !-

Le diable n’a plus le même visage qu’autrefois, qu’au temps de Faust. Sur ses épaules aussi a soufflé le vent de la modernité. Le monde créé par un serpent a ajouté de nouveaux matériaux, de nouveaux sentiments. La technologie, on s’appelle ça comme ça. Ne dit-on pas que le premier à s’être abonné à internet, c’est Satan. Avec le progrès, la pratique a fait place à la théorie. Le câble optique, de nos jours, est aussi long que la cuillère que le Malin trempe dans toutes les soupes, il y trouve de fait motif à se répandre dans les détails. Avec tout ça, quand même, le diable va mal ; il s’ennuie, il déprime sec. Il est tout à fait flapi, et fait flop. Il engraine et se lamente : « La banalité. Nous clapotons dans la banalité. (…) Pas d’avenir pour nous. Le mal est fini ».

Bouillonne son staff, rien ne va plus, on cogite, collationne, élucubre, supervise, s’agite en visioconférence. Une solution est finalement trouvée, peu coûteuse : envoyer trois charmants poupons parmi les hommes qui s’y feront bichonner : les petits démons Idéalisme, Pragmatisme, et Psychologisme. Faire disparaître le mal pour devenir efficace, panacée que Baudelaire n’aurait pas reniée : « La plus grande malice du diable est de faire croire qu’il n’existe pas ». Pour cela :

1. L’idéalisme : endormir l’esprit humain dans son auto-contemplation, dans son auto-célébration. La Croix est une bonne cachette pour le démon.

2. Le pragmatisme : « le mal n’est jamais qu’un moindre mal. Un otage exécuté vaut mieux qu’un conflit ouvert ».

3. Le psychologisme : La cause est ailleurs, toujours plus loin, dans l’inconscient. « Si l’homme tue, si l’homme vole, c’est par manque d’amour ». « Jamais coupable, jamais responsable ».

En somme, le mal, accoutré de bons sentiments, armé de bonnes intentions : le serpent est dans la fleur. Malheur à celui qui en hume le parfum, il lui en cuirait.

La pièce qu’a fait monter Eric-Emmanuel Schmitt pour un parterre de VIP d’Amnesty International se fait gracieusement conservatrice et diaboliquement réjouissante. Ils sont légions ceux qui sont à l’école du diable, car notre époque grandit à la manière de la barbiche de Faust.

Une interview qu’a donnée l’auteur le dit bien : « La philosophie prétend expliquer le monde, le théâtre le représenter. Mêlant les deux, j’essaie de réfléchir dramatiquement la condition humaine, d’y déposer l’intimité de mes interrogations, d’y exprimer mon désarroi comme mon espérance, avec l’humour et la légèreté qui tiennent aux paradoxes de notre destinée. »

Mais ça va quand même plus loin : la démonstration de la pièce arrange l’auteur, en ce sens qu’elle sert d’appui au conte philosophique qu’il fera paraître quelques années plus tard au titre d’ « Oscar ou La Dame rose », où il montre que parce que le mal existe, il faut que Dieu existe. On s’en frotterait presque les mains. « Oscar », machine à faire la nique aux incroyants, dit que dans certaines situations, il est nécessaire que Dieu existe. Le plus hardi c’est que le conte philosophique renouvelle le pari de Pascal. Dans certains cas (en l’occurrence cancer du sang d’un enfant), montre-t-il, la religion est nécessaire – que Dieu existe ou non n’est pas la question. En cela la démonstration de Schmitt rejoint le constat fait par Gripari : la superstition l’emporte (en beauté et en grandeur) sur la religion (qui n’en est que la transcription, ou l’intellectualisation, froide et fade), les deux auteurs convergent en ce point indiqué par Anatole France qui écrit, dans La Révolte des Anges, que Dieu vaincu deviendra Satan, et Satan vainqueur deviendra Dieu (sans qu’on le sache). Ce que finalement la sagesse populaire a exprimé plus d’une fois, ainsi : Li gain tan pou Diab, round tan pou Bon Dié.

Jean-Charles Angrand


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