C’en est trope !

Cet or des mots qui surgit du désert : manuscrits de Tombouctou

7 mars 2013

C’est au bout de la route des caravanes, entre négoce du sel et de l’or, au premier grand port sur le Niger, ce Nil de l’Ouest, que s’étend la Cité aux milles terrasses, aux 333 saints, Tombouctou « la Vieille », qui, là, au milieu des sables, territoire rongé par la faim et brûlant de mots, ouvre un improbable pays de livres. Ce butin de mille paroles est déposé aux portes du désert, ces livres y sont beaux comme des tapis de prière et sont entassés dans de vulgaires cantines.

« On me parle de progrès, de “réalisations”, de maladies guéries, écrivait Aimé Césaire , de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes, on me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer. Moi, je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme ». Sur les bateaux négriers, on baptisait au jet d’eau et on finissait au crachat… C’est toute l’attitude de l’Occident envers l’Afrique noire.

Car on a toujours rejeté l’Afrique hors de l’Histoire. « A-historique » était le mot de Hegel pour qualifier le continent, parce que ne relevant pas de l’écriture. Or, Djian le dit aujourd’hui, la seule Tombouctou ne recèle pas moins de cent mille manuscrits, chiffre qui monte à neuf cents mille en élargissant la zone à Ségou et Gao. Une somme de savoirs assemblés depuis le XVème siècle, depuis l’empire de Soundjata Keïta, et qui perdura jusqu’au siècle de… Hegel. En pleine gloire de l’empire Songhaï, la ville comptait vingt-cinq mille étudiants venus de toute l’Afrique et de l’Espagne. Pourtant, à en croire certains de nos contemporains, cela n’a jamais existé.

Caillé, le premier occidental à entrer dans Tombouctou, n’a rien vu, les autres pas davantage. Les Occidentaux qui ont regardé l’Afrique ne l’ont pas vue. Il y a eu de l’entêtement dans cet aveuglement. Pourquoi ? Cela nous est venu pêle-mêle des dogmes gréco-latins de la connaissance, de la conviction de sa propre supériorité, du refus de la constellation islamique, du « viol de l’Afrique centrale par les puissances coloniales » (indique Le Clézio qui préface le livre) — Senghor évoque les précieux manuscrits servant de torche, la nuit, aux bivouaques français — et puis aussi de la traite qui a rompu l’équilibre fragile de « l’ordre ancien dans lequel le savoir et les arts jouaient un rôle capital »… si bien que l’Afrique noire elle-même, bouleversée, n’a plus cru qu’en sa propre oralité, portée aux nues par les griots, qui ont voulu s’accaparer le pouvoir de la connaissance.

Parmi ces manuscrits, en 1965, a été retrouvée la Charte de Mandé promulguée en 1236 par l’empereur du Mali, Soundjata Keïta, qui, plus de 500 avant la Déclaration des droits de l’homme, affirmait sans ambiguïté la sauvegarde de l’intégrité physique et morale et exigeait l’abolition de l’esclavage. Soundjata Keïta ne faisait que reprendre les règles mises en place au long des âges, depuis l’Empire du Ghana, par les sociétés de l’espace soudano-sahélien pour les réunir et en faire une loi d’Empire applicable à tous. Cette immensité, on s’est refusé à la voir, et on a préféré une Afrique noire analphabète, plongée dans les ténèbres.

La relation de la France à l’Afrique a son raccourci dans une anecdote, celle du capitaine Langlois, un engagé de l’A.O.F. Décidé à s’amuser — c’était durant les splendeurs de la Coloniale —, le Capitaine Langlois se rendit avec sa garnison dans le plus grand bordel de Yaoundé. Alors que quelques-uns de ses camarades se lâchaient entre les bras charnus de quelques femmes accortes, tandis que les autres s’enivraient en reluquant leurs copains, une lointaine mélopée triste, étrange et fascinante lui parvint comme une source fraîche. Jamais il n’avait entendu pareil chant, c’était un abonné de l’Opéra et des concerts des Grands Boulevards. Il se leva, guidé par la mélodie mystérieuse, déambula à la recherche de cette voix dans un dédale de couloirs sordides. Autour de lui, le grincement des literies défoncées et les râles bestiaux. Il s’arrêta devant une porte, écouta, poussa l’huis avec des précautions infinies, il découvrit une femme nigériane — ce qu’il reconnut aux scarifications. Triste et belle, elle était penchée sur un nourrisson qu’elle était en train de bercer. Voyant le militaire, elle interrompit sa berceuse, cacha brusquement le bébé dans une armoire, et d’une mimique racoleuse des bas quartiers parisiens lui fit signe d’entrer pour lui offrir une gâterie, renversant la tête, agitant une langue rose au milieu d’une bouche édentée et grimaçante, ce qu’elle voulait sans doute faire passer pour un sourire engageant. Le lieutenant se redressa, se mit au garde-à-vous, salua en faisant claquer les talons, opéra un demi-tour et sortit de l’établissement. Le soir, il ne put manger, torturé à la pensée de ce que la France avait fait de l’Afrique. Le mois suivant, gravement impaludé, il fut rapatrié… Mais cette berceuse-là, moi, je l’entends, sa mélodie obsédante, insinuante qui dit les ondulations d’un serpent qui s’approche d’un nourrisson, peu à peu, jusqu’au moment où la mère accourt et le chasse, en invoquant des dieux.

Saluons encore l’entreprise de Jean-Michel Djian qui fait curieusement écho, par-dessus le temps, à l’épisode du songe de Thoutmosis IV. C’est dans le calcaire de Giseh. Le jeune prince était parti à la chasse dans le désert memphite, il se reposa un instant à l’ombre du Sphinx. Dans le songe qu’il fit apparut le dieu hybride, figure du Pharaon défunt, qui lui demanda de le désensabler, en contrepartie de l’immortalité. Ce que Djian a désensablé aujourd’hui, c’est une grande partie de notre histoire.

Jean-Charles Angrand

“Les Manuscrits de Tombouctou” (secrets, mythes et réalité), collectif, dirigé par Jean-Michel Djian, aux éditions Jean-Claude Lattès.


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus