Charles Angrand (1854-1926), l’image qui se cache dans l’image

12 mars 2015, par Jean-Baptiste Kiya

La Plume, numéro exceptionnel composé par André Veidaux consacré à L’Anarchisme, n°97, 1er mai 1893.

Dès lors que l’on se penche un tant soit peu sur l’œuvre du néo-impressionniste, il devient nécessaire d’aller débusquer l’image qui se cache dans l’image.
Rappelons que l’artiste au décès de son père en mai 1896 retourne à Criquetot-sur-Ouville. Dès novembre, il annonce dans une lettre à Signac son installation dans « sa demeure de campagne » à Saint-Laurent-en-Caux, en compagnie de sa mère. Il prend soin de préciser qu’il s’agit de sa propre demeure, non celle de ses parents qui résidaient à Criquetot, son père y labourait son champ. La mère délaisse donc ses poules et son jardin pour s’installer dans une maison qui donne de plain-pied sur la place du village. Une place qui s’anime, puisqu’il s’y tient régulièrement un Marché aux Bestiaux, et que dès la fin du XVIIIe, la ville est considérée comme un centre important du tissage de coton. On prétend même que chaque foyer y possède un rouet pour filer la laine. Le voisin de Charles Angrand n’est autre qu’un « tailleur d’habit », du nom de Bénonin Néel, dont une des employées est la maîtresse de l’artiste.
Nombre de jeunes femmes absorbées dans leurs travaux de couture ont été au motif de ses dessins.

De cette jeune femme qui réside au bourg voisin de Saâne-Saint-Just, l’artiste a des jumeaux, Antoine et Emmanuel. Cette union n’est pas officialisée. Anarchiste, proche des frères Reclus et de Jean Grave, Angrand milite pour l’union libre. « L’importance capitale de la liberté complète, absolue de la femme en face du masculin est reconnue chez tous les anarchistes ». Cette union a lieu, pour reprendre les termes d’Élisée Reclus, « dans des conditions de vérité où les fiancés n’eurent point à faire de cérémonies civile ou religieuse en l’honneur d’une loi qui leur paraît injuste ou d’un culte qu’ils ne pratiquent point ».

Auprès de ses enfants, il se montre doux, bienveillant, indulgent même, comme l’indique son neveu Pierre. « Angrand professait à leur égard (…) la plus entière liberté dans leurs désirs de jeux et d’action. Il se plaisait en leur compagnie », ’à vivre dans l’intimité de leurs faits et geste’, comme l’artiste lui-même l’écrit.
L’article « Famille » du périodique « La Plume », daté du 1er mai 1893 consacré à L’Anarchisme, rédigé par Sébastien Faure, l’auteur d’une encyclopédie, est éclairant : « Fils, époux ou père, le tribut à l’institution ‘famille’ se chiffre par des devoirs, des obligations, des corvées, des contraintes, des concessions, des hypocrisies, des bassesses de toute minute. (…) C’est là que [l’enfant] apprend à se forcer la cervelle d’un tas de ‘respects ridicules’, de ‘vénérations grotesques’. (…) C’est encore dans la famille que l’enfant apprend à taire sa légitime curiosité, à dissimuler sa conduite, à falsifier son langage. Quand il sort de ce long apprentissage, il est docteur ès-fourberie » ; plus loin : « L’Autorité presque absolue du père de famille lui est venue du droit romain, de la loi mosaïque, du Koran. Le chef de famille est plutôt un caporal qu’un éducateur humain ». Voilà ce qu’en creux Angrand ne veut pas être.

À la suite du cycle des « Maternités » (entre 1898 et 1900), l’artiste renoue avec la technique de la peinture (en dépit de tout ce qu’ont pu écrire les commentateurs, Lespinasse et article Wikipédia), avec la réalisation courant sur une année du rideau de la salle des fêtes de Saint-Laurent (disparu, mais pour lequel il subsiste des croquis et des études, non publiés).
Peu après le décès de sa mère en 1905, l’artiste se remet à la peinture, et réalise un ensemble remarquable, qui se distingue des œuvres précédentes par la touche qui est alors « large, volontaire et carrée ». L’emploi des couleurs y est tout à fait singulier.
Parmi ces réalisations, se distingue un groupe de quatre toiles, non signées, non datées, que nous remettons dans l’ordre d’exécution. Mises ensemble, ces peintures dévident une histoire. Il s’agit de : « Le Clos normand » ; « Dans le verger » ; « Le Sentier sous les pommiers » ; « Au Verger ».

Fait curieux, la première biographie du peintre réalisée par M. Lespinasse, sous la férule du neveu et historien Pierre Angrand, ne mentionne que très brièvement ces tableaux pourtant majeurs dans l’évolution de la peinture d’Angrand, et dans l’évolution de la peinture de cette époque. Nous y retrouvons deux autres tableaux (reproduits en noir et blanc) de même facture quoiqu’à mon sens antérieurs. À ces œuvres, il convient d’ajouter « Sur le seuil » (Ou « La Jatte de lait ») que l’auteur fit exposer au Salon des Indépendants de 1908. « Son jeune neveu né en 1906 apparaît auprès du chat familial dans un remarquable effet de coloration » est-il écrit dans la 1ère biographie. Double erreur. D’abord, parce que se trouvent figurés non pas un enfant, mais deux, du même âge. Henri, le premier neveu du peintre, était né lui en en 1894, il avait donc 12 ans de plus que son cadet. Or les deux enfants sont jumeaux, il s’agit d’Antoine et Emmanuel. Quant au chat, il symbolise le Peintre qui s’abreuve au lait de l’amour paternel.

Les quatre toiles répètent, soulignons-le, un même motif, un symbole identique, avec pour chacun une légère variation. C’est celui des pommiers qui s’entrecroisent. Dans chacune de ses peintures, deux couples de pommiers se coupent, le premier duo occupe le premier plan, le second est plus loin, réduit. Il n’en faut pas beaucoup pour voir dans le premier entrecroisement le couple que l’artiste formait avec son amie, et dans le second plus petit la représentation de ses fils jumeaux. Si dans « Le Clos normand », les deux couples d’arbres sont proches, sur le tableau « Dans le Verger », le plan d’une maison les sépare. Le même motif se retrouve sur « Le Sentier sous les pommiers », mais d’une manière plus discrète, plus fondue, et les deux entrecroisements sont de part et d’autre du sentier. Remarquons que les troncs en avant sont ceux qui se penchent sur la gauche, mouvement qui traditionnellement indique l’avenir. Ceux qui partent sur la droite se fondent plutôt dans le vert.
Enfin au motif d’« Au Verger », l’ultime œuvre, se trouvent en arrière plan les 2 pommiers dont les troncs se croisent ; au premier plan, le spectateur voit le croisement des pommiers, à ceci près que celui qui se trouve derrière est brisé. Sans doute témoignage d’une rupture amoureuse, et de l’éloignement des deux enfants du peintre, Antoine et Emmanuel.


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