Cœurs cramés, cœurs levés

24 décembre 2015, par Jean-Baptiste Kiya

Le Grillon du foyer (The Cricket on the Hearth. A fairy Tale of Home) par Charles Dickens, éditions Hachette (traduction P. Lorain).

Ce qui est touchant chez Dickens, ce sont ces personnages dépassés par leur propre grandeur, personnages que la société ratiboise et qui réagissent de sorte à être surpris par leur propre force. Qui, tiraillés, se révèlent à eux-mêmes. Des personnages qui ont le courage d’évoluer, de progresser, et qui se donnent rendez-vous dans un dépassement qui les dépassent eux-mêmes.

Il y a de cela chez Caleb et sa fille, du « Grillon du foyer », le troisième conte de Noël du Maître, paru le 20 décembre 1845 : un de ces brillants doubles portraits que l’écrivain affectionne – à l’instar de celui du Magasin d’Antiquités avec Nell et son grand-père.

Ce Caleb Plummer est un personnage baudelairien avant la lettre ; ajoutant des couleurs à la vie, pendant opposé du Mauvais Vitrier, mais se prenant au piège de l’illusion qu’il suscite, se prenant les pieds sur le pont de la réalité, « vaste oiseau des mers » d’un imaginaire ironique. Caleb, le créateur de jouets, décrit à son enfant aveugle, pour la protéger, le monde en le parant de teintes superlatives.

De même que Kenzaburô Ôé qui se réclame le porte-parole de Hiraki, son fils, gravement handicapé et muet, Caleb remplace les yeux de sa propre fille aveugle par ses propres yeux, mais ne résiste pas au plaisir partagé, si artiste, d’enjoliver ses descriptions et, partant, de dénaturer la réalité. Par là même, il devient le héraut d’un mensonge dont il dresse l’éloge malgré lui : un beau mensonge accompagné d’un sourire triste car lui-même ne peut en être la dupe. Falsificateur qui enferme sa fille dans une prison de beautés, il s’enferme lui-même dans un mensonge sans fin. Certes, il crée un Noël permanent, mais un Noël artificiel, en opposition totale avec la réalité. Dickens parle de « comédie perpétuelle », destinée à « détruire sa propre identité et celle de tous les objets qui s’y rattachent » : « Sa pauvre fille aveugle avait une autre résidence, un séjour enchanté, orné et meublé par Caleb, où l’épargne et le besoin ne se faisaient point sentir, où les soucis n’entrèrent jamais. Caleb n’était pourtant pas sorcier, mais il était passé maître dans cette seule magie qui nous reste encore, la magie de l’amour dévoué, impérissable : c’est la nature qui avait dirigé ses études ; c’était d’elle qu’il avait appris l’art de faire des miracles.

La fille aveugle ne sut jamais que les plafonds étaient jaunis, les murs tachés et dépouillés par places de leur enduit de plâtre, que de grandes crevasses, faite de réparations, allaient s’élargissant chaque jour, que les poutres vermoulues s’affaissaient de plus en plus. »

Mais, comme souvent, (car le mensonge n’est généralement qu’un gain de temps), celui-ci finit par rattraper son auteur. De fait, Caleb est un personnage-sole.

J’aime à raconter aux enfants cette histoire de l’origine du poisson plat : ‘Avant les soles et les carrelets étaient des poissons comme les autres. Un jour pourtant, ils n’ont plus voulu voir les deux parties du monde. Alors, au cours de leur évolution, l’œil gauche est passé à droite et ils se sont mis à voir deux fois la même face du monde. L’autre partie, ils ne la voyaient plus : elle n’existait plus pour eux.’ Et j’ajoute : ‘Aimeriez-vous avoir, vous aussi, le regard de la sole ?’

Bien entendu, il faut s’accorder sur ce que l’histoire suppose sur les « deux parties du monde ». Les enfants, après discussion, y arrivent : il s’agit évidemment du bien et du mal. Autrement dit : Faut-il voir deux fois plus le bien, et se refuser au mal ?

La plupart des gamins se rangent du côté de la sole, et se disent que, ma foi, ce ne serait pas si mal… que de ne pas voir le mal. Erreur, protestent certains, avec raison : à ne pas voir le mal, lui nous voit, et nous tombe dessus. Ne pas le voir, ce n’est pas pouvoir s’en prémunir. Caleb, comme la sole, ne s’en prémunit pas. Sa fille finit par tomber amoureux du propriétaire acariâtre, mesquin et cupide, Mr. Tackleton, qu’il décrivait si complaisamment.

Ivre dans un premier temps de son mensonge, il s’y retrouve ensuite enfermé. « Sans rien faire, sur son escabeau de travail, l’œil fixé tristement sur elle et se répétant sans cesse : ‘Ne l’ai-je trompée depuis le berceau que pour finir par lui briser le cœur !’ »

Caleb a fait de l’amour un mensonge, le plus beau des mensonges peut-être, mais un mensonge qui le dévore. « Le monde où vous vivez, chez enfant de mon cœur, n’existe pas tel que je vous l’ai représenté. Les yeux auxquels vous vous êtes fiée vous ont menti. » La vérité devient, entre les mains du fabricant de jouets, un jouet cassé. Détrompée, sa fille risque de ne plus le croire, de ne plus l’écouter même. Le récit fait de Caleb Plummer un Pygmalion assassiné par sa statue, il est le conteur maudit, plus largement la part maudite du conteur : celui qui divertit à en faire perdre le monde de vue. Sans doute un anti-modèle pour Dickens, son double maudit, dans un roman de l’illusion qui vient nous rappeler que la Noël ne doit pas être l’oubli de la part maudite du monde.

Jean-Baptiste Kiya

Le Grillon du foyer (The Cricket on the Hearth. A fairy Tale of Home) par Charles Dickens, éditions Hachette (traduction P. Lorain).


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