Dutourd (1920-2011), le chagrin et la loi

2 août 2012

Je me souviens d’une longue silhouette, aux gestes lents, toute gaullienne, remontant la rue Monsieur-le-Prince, grise dans le gris de la rue, qui se pencha affable vers nous, répondant à notre salut. Je me rappelle notre étonnement de sorbonnards et son air ironique devant notre jeune âge.
Il me reste une signature comme une ample vague sur la p(l)age blanche d’un courrier. Une enveloppe frappée au verso d’un « Académie française » en majuscule, qui se mêle dans mes souvenirs avec l’en-tête du papier à lettre de l’hôtel de Crillon, quand nous allions y passer Noël, un peu clandestinement, en passant par la porte de service.
A cheval avec mes études de DEA, je m’étais retrouvé co-rédacteur en chef d’un magazine. Ménie Grégoire passait rarement, c’était pour y prodiguer des directives. Elle était moins pittoresque que ce que m’en rapportaient les anecdotes radiophoniques que je tenais d’un copain des PUF.
Tout ce monde-là n’existe plus ou si peu qu’il me semble que c’était une autre vie. Qui se souvient de la librairie des Presses Universitaires de France, place de la Sorbonne, où m’emmenait ma grand-mère pour m’offrir en sous-sol les fables d’Esope aux éditions des Belles-Lettres, moitié en caractères grecs, dans un livre aux pages épaisses à découper ?… C’était sans doute une vie plus légère. Tout était possible alors, l’avenir était ouvert.
J’étais co-rédacteur en chef ; sur ma fiche de paye, j’étais journaliste. Il avait été décidé d’envoyer un questionnaire à des personnalités. Ce devait être sur les injustices. Jean Dutourd me répondit en me félicitant de mon texte “Terra Ignota” qui figurait dans un recueil de nouvelles parues aux éditions Avatar qui, aujourd’hui, n’existent plus. L’Académicien répondit : « La question que vous me posez n’est pas bien amusante. De tout temps, il y a eu des injustices. Mais ce qui est plus grave que les injustices, ce sont les désordres, et je vois encore plus, dans la société actuelle, les désordres que les injustices. À vous bien cordialement ». C’était tout lui : repositionnant la question, à partir d’un mot, allant vers mil autre, montrant que la réponse était contenue dans la question, et s’y refusant. Une leçon de liberté d’esprit. Le courrier était daté du 25 septembre 1991, à Paris, l’année des événements du Chaudron, de l’entrée en guerre de la France contre l’Irak, des émeutes dans les banlieues, l’affaire du sang contaminé...
Je trouvais la réponse expéditive, et je m’en étais ouvert à Alain Paucard, qui le connaissait intimement. Celui-ci a eu ce bon mot : « Vaut mieux 5 lignes de Dutourd que 15 lignes de Dujnou ! ».
Un autre courrier daté du 24 juillet 1992 a la délicatesse de s’excuser du retard qu’il prit à me répondre, « C’est que je suis submergé de travail et que, en outre, j’écris un roman ». Vraisemblablement “L’assassin”, publié l’année suivante aux éditions Flammarion. Il évoque ensuite deux textes que je lui avais fait parvenir (!) qui étaient « très bon et je souhaite vivement qu’un éditeur soit intéressé ». J’ignore de quels textes il s’agissait, et je me trouve assez gonflé de les lui avoir envoyés. II y avait peut-être “Julien”, une longue nouvelle : drame familial sur fond d’éducation à la fois relâchée, permissive et moqueuse, à la fois lointaine et violente, rédigé sous forme d’instantanés. Ça ne pouvait que lui plaire.
« La jeunesse qui, par impuissance ou par ignorance, ne réussit jamais rien est volontiers amère, désabusée, désespérée, pessimiste. L’optimisme vient avec l’âge, c’est-à-dire avec l’assurance. “Le pire n’est pas toujours sûr” est une parole de vieillard qui a appris, à la longue, que la vie n’est pas faite exclusivement d’échecs ». Parole pleine de sagesse.
“Dutouriana” est un recueil de pensées, une « cure de litote », où l’auteur dit écrire pour Flaubert, ça tient du journal : le journal d’une vieillesse, et de l’anti-lieux communs, avec l’avantage que, lorsqu’un bon mot ne vous convient pas, qu’il ne vous paraît pas si profond, vous savez que vous n’y resterez que quelques secondes avant de passer au suivant.
« Nous avons tant de lois, de décrets, de règlements, de devoirs, d’interdictions que la France est comme un malade saturé de médicaments. Il faudrait tout supprimer, opérer une désintoxication sévère. Les premiers mois seraient durs, mais après, quelle santé ! » .
Qu’est-ce à dire là : Dutourd anarchiste ?...
Il échappe plutôt à tous les drapeaux.

Jean-Charles Angrand


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus