Dyab-la ka mandé an timanmay (2)
27 décembre 2018, par
Ti-marmaille-là voulait mettre un grain de sel sur la queue du merle tant il trouvait l’oiseau en un mot magique. Jaloux, dans le fond de la légèreté et de l’agilité merveilleuse du piaf, il voulait s’en saisir, l’avoir à lui tout seul, s’approprier toutes les qualités qui semblaient faire défaut à sa petite existence de marmaille-la-poussière.
Le merle l’entraîna loin, à chaque fois plus loin, d’enjambée en enjambée, jusqu’au bord du vide. Et sur les sentiers abrupts sur lesquels il n’eut pas conscience de courir, se tenaient dissimulés, sous des dehors divers, maints diables désireux de saisir au passage ce qu’ils n’avaient jamais eues : une âme d’enfant.
Et parmi ces avatars :
3) Le Dyab-la-misère :
À peine le petit peuple avait touché sa paye du samedi, que le mardi, ou mercredi suivants au plus tard, il ne restait plus un sou vaillant.
« Nou an fon bouk, mè kodonnyé mèt ché swa », Nous sommes au fond-Bourg mais ‘Cordonnier est maître de chez lui’, se répétait-on : on se consolait comme on pouvait, se rappelant que la pauvreté valait mieux que l’esclavage.
Dès lors que le poteau mitan se brisait, le suivant se devait de soutenir la maisonnée. À la veuve revenait le soin de ramener l’argent en plus de s’occuper des enfants, un combat d’autant plus dure qu’il s’opposait à la misère aux mille visages.
La mère se consacra au repassage pour les Gros-Blancs, « à l’aide de petits fers de fonte qu’on mettait à chauffer sur du charbon de bois brûlant dans un ‘tesson’ ou réchaud. Ma mère disposait de trois fers. Quand le premier était en utilisation, les deux autres chauffaient sur leur lit de braise. Les fers se souillaient de la poussière du charbon et il fallait bien les nettoyer pour éviter de salir le linge. Alors ma mère essuyait le fer sur toutes les faces. Elle essuyait et essuyait encore. Elle s’assurait qu’il était bien propre en effectuant un essai de repassage sur un petit bout de tissu blanc, spécialement destiné à cet usage… En dépit de toute sa vigilance, il lui arrivait parfois de salir une pièce de lessive. Alors, elle la relavait, l’empesait et la repassait de nouveau. Elle tenait à présenter un ouvrage toujours irréprochable, et en général, les patrons en étaient conscients”
Seulement, “une fois, elle livra une chemise avec une salissure. Une légère salissure. Une salissure à peine visible, au bas du dos de la chemise. Cela avait échappé à son attention. Probablement le signe d’une trop grande fatigue.
Lorsque le lundi suivant elle se présenta pour prendre livraison de la nouvelle lessive, Monsieur Adolphe l’attendait à l’entrée de la maison, l’air menaçant, toute sa personne gonflée d’arrogance. Il lui lança la chemise au visage et un flot de paroles injurieuses à son adresse. Sans répondre, ma mère se mit à pleurer. »
Et l’enfant, fils de la Misère, qui voyait ainsi sa mère rentrer en pleurs, humiliée par le ‘sale’ Blanc, grimaçait et se flétrissait d’un coup.
4) Le Dyab-la-guerre (Dyab du temps Robert) :
Pétain et sa clique fignolaient la Collaboration, confirmant, sous l’appellation de Haut Commissaire de la France aux Antilles, les fonctions de l’Amiral Robert.
La soi-disant Révolution nationale eut tôt fait de vider magasins et boutiques. De temps à autre, un navire se mettait à décharger une cargaison. “Une fois qu’on avait servi les privilégiés, c’est-à-dire les Békés, et quelques embourgeoisés appréciés du pouvoir, par l’intermédiaire de l’administration communale, les marchandises restantes étaient réparties entre les différents commerçants, au prorata du nombre de cartes de ravitaillement qu’ils avaient collectées.
Ces gens bien placés ne se gênaient pas pour détourner à leur profit et à celui de leurs amis tout ce qui pouvait l’être sans trop se laisser voir, et le reste effectif servait à la répartition officielle. Au son de la caisse, par le truchement de son garde champêtre, le Maire annonçait une ‘répartition’.
Se formaient alors, à l’entrée des lieux de vente, des queues interminables où l’on se bousculait, s’invectivait, se menaçait. Les ‘jandam-tibaton’, sans ménagement rétablissaient l’ordre à grands coups de ‘boutou’. Être présent dans la queue, avec sa carte de ravitaillement, ne garantissait aucunement l’obtention de la ration. À ceux qui s’entendaient dire : ‘I fini ! pa rété !’, il ne restait plus que leurs yeux pour pleurer. À qui pourraient-ils se plaindre ? Surtout pas à ceux-là, possesseurs de parcelles d’autorité, tous bénéficiaires des détournements, tous solidaires contre le peuple.”
Jeunes filles et belles femmes pouvaient bien encore troquer leurs charmes contre des denrées, mais les autres ? Les autres partaient vers 21-22 heures passer la nuit à faire la queue devant le marché et être au matin en bonne position, car seules les premières se trouvaient servies, et “ceux qui pensaient qu’ils se devaient de protester rentraient chez eux avec leur ration de coups de boutou distribués avec euphorie par certains agents de police, allègrement transformés en tourmenteurs de pauvres.”
L’enfance crevait là littéralement de faim ; Alexandre Monan de brosser ce tableau : « Je n’oublierai jamais l’image de ces trois garçonnets que nous avions surpris dévorant un chat tout près des murs du Lycée. Ils mordaient à tour de rôle dans la chair crue qu’ils avaient tout de même passée à la flamme, juste pour faire tomber quelques poils. Le sang rouge-noir leur barbouillait les lèvres. Leur mine triste semblait implorer notre compréhension, et nous continuâmes notre chemin, sans trop les regarder, vaguement culpabilisés par nos privilèges à l’internat ».
Ce n’était plus le grain de sel sur la queue du merle qu’il fallait, mais la fronde pour l’abattre au plus vite, afin de le dévorer mal cuit, la chair et les intestins encore tout puants de fiente.
Jean-Baptiste Kiya
*À lire le conte de Noël de cette année sur Clicanoo.re : “La Lettre”, réflexion autour du ‘beau mensonge’.