C’en est trope !

Fantôme de Henri James

25 juillet 2013

“Ghostly tales/Histoires de fantômes” (Sir Edmund Orme, Le Coin plaisant) de Henry James, édition bilingue, chez Aubier-Flammarion.

La pensée jamesienne sur le fantomatique peut se résumer au moyen d’une formule simple, extensible et paradoxale :

Être > (est supérieur à) Avoir, dans le cadre de la possession ; et Être < (est inférieur à) Avoir, dans l’ordre de la relation.

Les histoires de fantômes ( ghostly tales , en anglais), c’est un peu, chez Henry James (1843-1916), l’image à chercher dans le tapis, ou — mieux encore — ces fleurs qui se laissent effeuiller les pétales un par un, et qui finissent métamorphosées en une grosse boule étrange, quasi menaçante, mais dont on s’accorde sur son envoûtant parfum.

Il est possible alors d’inverser les données, de basculer de points de vue et dire en une arabesque mondaine qu’avec James, seul le fantôme est parfait. Il est la nature parfaite à laquelle est reconnue la qualité insigne de ne pas éprouver de sentiment. La nouvelle “L’Autel des morts” publiée en 1895 le montre, elle est un véritable éloge de la mort. Un personnage du nom de Stransom passe sa vie dans une église où il allume des cierges à la gloire de tous les défunts qu’il a pu connaître. Il préfère de beaucoup l’absence à la présence ; il entretient un rapport harmonieux et beaucoup plus intense avec les morts que leurs images vivantes. Il ne peut que souhaiter la mort de ses proches, jusqu’au moment où il s’éprend d’une jeune femme, habituée de l’église. Aussi, le jour où elle disparut, les morts qu’il avait connus moururent une seconde fois. L’auteur joue ici sur le renversement de la doxa structurelle de ses récits d’une manière proprement ironique. Dès lors que le topos lui apparaît lieu commun, Henry James le renverse comme une peau vide. Les morts que chérissait Stransom étaient devenus pour lui un obstacle à l’amour qu’il vouait à cette jeune inconnue — en la perdant, il perd non seulement ses morts, mais également sa propre vie, et tombe-t-il dans les limbes de la pensée. Que dire de plus, sinon que l’être aimée était autre qu’un fantôme.

L’autre jour, une personne m’a demandé si j’étais bien Monsieur A.

« Offf… si peu », ai-je répondu, évitant la fausse modestie du développement. Le problème, c’est qu’on croit trop à ses sentiments ; on ne devrait jamais s’écouter. On est trop fier de sa vie pour pouvoir vivre véritablement.

Cette existence qui aspire au fantomatique n’est pas sans faire penser à celle du décorateur Bob Stein dont la vie et la mort (si on peut les appeler comme ça : ayant peu vécu, et raté sa mort) ont été rapportées par le rabbin W. A. Koeninsberg. Bob « ne croyait pas en Dieu et avait du mal à croire en sa propre existence » , aussi avait-il cherché dans la décoration à faire tapisserie, mais n’y parvint jamais tout à fait. D’ailleurs, il « ne travailla plus, et pointait aux Hassidiques », ce qui le fit voisiner avec les fantômes et Bartleby.

Pour comprendre les fantômes jamesiens — qui sont à chaque fois des cas d’espèce —, il est bon de se tourner vers les descriptions des cimetières que fait le romancier. On aborde ainsi le fantomatique en vision indirecte : « Ce n’était pas une ville, mais tout au plus un village mortuaire et il était loisible à un flâneur d’y rêver sans que lui fût rappelé avec une insistance inopportune ce que peuvent avoir de ridicule nos prétentions à la considération posthume » (La Redevance du fantôme). Tout est dit, rien n’est vu ; mais ce qu’il faut en retenir, c’est la prégnance du secret, et l’ironie de ce secret.

“La Redevance du fantôme” (incluant La Vie privée et Les Amis des amis) de Henry James, éditions du Livre de Poche.

Me retenez-vous pour me demander si Henry James croyait à ses fantômes ? Nicole Chardaire a été claire sur le sujet : le père de l’auteur fut un visionnaire amateur de Fourier et des utopies de Swedenborg, sa sœur Alice a été la proie de délires et d’hallucinations durables, son frère, le philosophe William James, se passionnait pour la télépathie, l’hypnose, la clairvoyance, les intuitions des médiums, les recherches parapsychologiques. Henry, quant à lui, a reconnu avoir été durablement impressionné par le souvenir effrayant de la rencontre d’un spectre, à l’âge de 12 ans, dans la grande galerie d’Apollon du Louvre : « Le plus terrifiant quoique le plus admirable cauchemar de ma vie », avouera-t-il. Mais tout cela n’est que l’écume de l’œuvre.

Jean-Charles Angrand

À Anne-Gaëlle, mon ombre blanche.


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus