Ferdinand Oyono (1929-2010), maître africain de la double ironie

17 octobre 2013

"Une vie de boy" de Ferdinand Oyono, éditions Julliard, collection Pocket.

Leçon de Schopenhauer : «  Le monde est ma provocation . » Il dit : je comprends le monde parce que je le surprends avec mes forces dirigées, dans la juste hiérarchie de mes offenses. J’en fais ce qu’en fait ma colère victorieuse, toujours conquérante. Ce à quoi ajoute Bachelard : L’être est une colère a priori. Mais autant faut-il la diriger, cette colère, la magnifier - ce qu’a su faire Ferdinand Oyono de main de maître usant d’une ironie aussi affûtée que l’extrémité d’une sagaie, qui n’est pas sans rappeler celle –en moins hautaine- d’un Flaubert…

Ce que Camara Laye semble n’avoir pas compris dans l’ordre de l’autobiographie, c’est que la seule histoire possible est celle qu’on se choisit. Le collégien de Laye, méritant, partant en France, se souhaitant un avenir néo-colonial, tout tracé, n’a rien qui nous entraîne. Parce que pour l’Enfant Noir, la France demeure le centre d’une géographie bien-pensante : celle que lui ont inculquée ses maîtres où la mère patrie serait une porte de sortie du continent africain. D’autre part, en relatant sa vie, Laye a trahi la promesse du secret, celui que se font les griots. Son moi-personnage a pris le chemin de l’Exil, dont il ne subsiste plus, pratiquement, au terme de son trajet que ce qui fait le cœur de l’ouvrage : la circoncision.

Ainsi l’autobiographie de Laye tient-elle dans cette question de l’école : fabrique d’élites-élus, confisquant les racines, ou bien lieu de rassemblement des savoirs avec en droit fil la formation du peuple à sa propre amélioration, par le renforcement du lien social.

Regarder un arbre, ça nous aide à pousser ; regarder l’Afrique, ça nous aide à être nous-mêmes.

Les métropolitains n’ont pas idée de l’image que la France donne en Afrique ou dans les DOM. À l’occasion d’un déplacement à Dakar, vous entendez, mais vous ne comprenez pas, ce sentiment anti-français qui animent les plus cultivés, comme vous ne comprenez pas le fort ressentiment qu’éprouvent les Guadeloupéens ou Antillais à l’égard de la métropole. Vous ne les comprenez pas parce que vous ignorez l’Histoire de ces îles et de l’Afrique, interrogée de l’intérieur.

Profitant de la souplesse que vous offre votre travail, vous avez l’idée d’un tour de France ultramarin dans l’esprit du Compagnonnage : avec l’espoir de découvrir des cultures différentes, d’autres façons de se vivre au monde ; vous avez envie d’être autre, statuant sur l’incomplétude du soi. La Réunion, Mayotte, Guyane. Vous ne vous doutiez pas un seul instant de ce que vous alliez découvrir : que le plus acculturé, c’était vous-même. Vous ne compreniez pas pourquoi certains slogans de l’extrême droite française (« La France aux Français ») étaient relayés par des partis de la gauche domienne (« Le travail aux Martiniquais/les Guyanais d’abord… ») : ce dont vous n’aviez pas pleinement pris la mesure, c’était les tensions historiques auxquelles s’étaient livrées la colonie et la mère patrie, le face à face, pot de grès pot de terre, des départements aux cultures si lointaines, l’empreinte de l’esclavage, les stratégies de la culture unique, l’état centralisé. Vous avez constaté que Mayotte, est culturellement, linguistiquement et religieusement infiniment plus proche de ses sœurs comoriennes que de la métropole, vous êtes persuadés qu’il vaut infiniment mieux un développement endogène qu’une progression calquée ou préconisée par Bruxelles.

Et sur l’échiquier de ces tensions proches et lointaines, se tient le personnage africain que met en scène au temps des colonies Ferdinand Oyono : Toundi Ondoua, qui occupe une posture singulière qui est celle du ni… ni… : rendue au plus près par la focalisation interne. Ni celle du colon donc, ni celle du colonisé, mais un entre-deux distancié qui opte pour le recul de l’observation, et le calcul de l’ironie. Une attitude qui le perdra pourtant. «  Avec cette manière de rougir des Blancs, on ne peut savoir s’ils sont contents ou non. »

Revue des écoliers par le commandant local dans lequel éclate la double ironie : «  Les enfants semblaient complètement affolés. Ils se serraient comme des poussins apercevant l’ombre d’un charognard. Le moniteur donna le ton, puis battit la mesure. Les élèves chantèrent d’une seule traite dans une langue qui n’était ni le français ni la leur. C’était un étrange baragouin que les villageois prenaient pour du français et les Français pour la langue indigène. Tous applaudirent. »

Proche, "le supplice de Dangan", un supplice malgré lui qu’infligèrent les colons aux villageois : « Dans la nef, les catéchistes fermaient la porte pour obliger les nègres à écouter le sermon. Le cerbère d’ébène qui se tenait près de la porte me laissa sortir quand j’eus décliné mon titre de boy du commandant. Là-haut, sur la chaire, le père Vandermayer, dans son mauvais Ndjem, commençait innocemment à truffer son sermon d’obscénités… », du fait que le prêtre prononçait très mal la langue locale. Ce supplice consiste à entendre sur le ton de la plus grande componction des grossièretés en exigeant des auditeurs qu’ils gardent le sérieux le plus austère, sous peine de chabouk.

Ferdinand Oyono fait preuve tout au long de ce roman vachard et malicieux d’une grande virtuosité dans l’art romanesque. Amirable est sa capacité à quitter un personnage campé avec tout son univers taillé pour s’en approprier un autre, avec un univers tout aussi prégnant. Oyono use du récit interrompu, à la Jacques le Fataliste, nous laissant ici ou là sur notre faim. Il ose faire le portrait d’une femme par le filtre des paroles des clients d’un marché.

Il y a ce Blanc qui parle le "petit nègre" à son boy qui comprend et use parfaitement du français académique. Un tantinet naïf, le personnage central est pris dans des histoires d’adultères entre Blancs, de ressentiments, sur fond d’ennui. Confident, puis tête de turc, il devient la victime expiatoire d’un règlement de compte entre Blancs où chacun dans la communauté des colons trouve son compte et sa tranquillité, ce qui fait de ce personnage l’allégorie d’une Afrique qui demeure l’otage des conflits entre pays occidentaux. Il y a semblables histoires à Mayotte avec fonctionnaires déboulonnables à merci, embarqués dans des histoires qui les dépassent.

Je me souviens d’une conversation entendue en Afrique :

«  Eh, tu sais pourquoi les Blancs, ils ont les cheveux lisses ?... C’est à force de se les tirer  ». Je n’ai jamais su si c’était une plaisanterie ou non. Il est fort possible d’ailleurs que le mot soit entendu dans les deux sens.

Jean-Charles Angrand

À Issouffi A.


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