C’en est trope !

Francis Yard (1876-1947) et Charles Angrand (1)

30 juillet 2015, par Jean-Baptiste Kiya

La Maison des Bois de Francis Yard, éditions Henri Defontaine, Rouen.

Quelle mouche piqua le poète rouennais Francis Yard quand il fit de Angrand le dédicataire de son poème « Clair de lune » qui figure dans le recueil « La Maison des Bois », publié à Rouen en 1925, un an avant la disparition du peintre ?
Le titre du poème fait-il référence aux Maternités des années 1900 ? Ni de loin, ni de près, les crayons Conté sur papiers sont des intérieurs nuit… Serait-ce alors au « Trous à la lune » (« Paysage financier (fragment) ») exposé au salon des Arts Incohérents, à Paris en 1884 ? Pas davantage. L’œuvre fut cimaisée 51 ans avant la publication du poème de Yard, ce qui rend peu probable qu’il en soit la source d’inspiration. En outre, cette œuvre de Charles Angrand était à visée satirique, ce qui ne correspond en aucune façon au ton du poème de Yard.

Mais qu’est-il évoqué dans le poème de 16 quatrains ?
« Es-tu l’homme sans espérance…
Ou bien le porteur de fagot
Que je voyais marchant là-haut,
Dans les minuits de mon enfance ?

Cheval géant, sans cavalier,
Dont le frontal porte une corne,
Serais-tu pas une licorne
Arrêtée au bord du hallier ?

(…)
Et toi, là-bas, loup sombre et borgne,
Assis dans l’herbe du chemin,
Ta patte large est une main…
Es-tu loup-garou qui me lorgne ? »…

Y aurait-il chez Angrand du Jérôme Bosch ? Dans un coin de cette œuvre méconnue et dissimulée, des pinturas negras à la manière de Goya, ou plus proche, un symbolisme monstrueux à la façon d’un Gustave Moreau ? On connaît l’artiste de la geste paysanne, de l’intimité des petites gens, l’artiste animalier, le symboliste même, le dessinateur de scènes de la vie villageoise, le discret chroniqueur des élégantes, l’humoriste aussi – mais le peintre fantastique, non. Aussi ce poème résonne-t-il étonnamment.

Au Musée de Dieppe figure, il est vrai, (numéro d’inventaire 984.1.1.) un pastel intitulé la « Forêt fantastique », signé en bas à gauche. Mais il s’agit d’un fantastique très atténué : une forêt-piliers se dresse, troncs gigantesques, un lapin pour en indiquer la mesure, mais de goules, d’aigle immense, de loup-garou, point.
Il y a bien l’illustration de couverture du fascicule « La Loi et l’autorité » de Kropotkine, d’un symbolisme lumineux. Rien ne justifie a priori dans l’œuvre d’Angrand les motifs du fantastique noir du poème de Yard.
Il nous faut donc nous reporter aux artistes eux-mêmes.

Pierre Angrand, le neveu du néo-impressionniste, livre quelques indications sur les relations qu’entretenaient les deux hommes dans une lettre non publiée du 22 avril 1990 : « Quelles furent alors les relations que [Charles Angrand] entretint avec les Rouennais ? Rapports artistiques : il se contenta, comme il l’avait fait jadis et naguère, de participer aux salons organisés par la ville. Celui-ci n’avait que de fortuites conversations de trottoir avec le poète Yard, avec le journaliste Georges Dubosc, un ancien des Beaux-Arts de la ville. Envers les Rouennais, Ch. A. n’éprouva que de l’indifférence et parfois du mépris. Rouen était une ville où dominaient une bourgeoisie étroite, un cléricalisme propagandiste, une pesanteur traditionaliste et réactionnaire – qui répugnaient à toutes ses convictions morales, politiques et sociales. »
Les thèmes abordés par les deux artistes, l’un sous une forme poétique, l’autre sous une forme graphique, offrent des proximités de fond et d’atmosphère. Dès la publication de son premier recueil, « Dehors », en 1900, Francis Yard, à Paris, est qualifié de « Poète des Chaumes », périphrase qui n’aurait pas disconvenu au peintre néo.

De fait, Francis Yard aurait dédié une pièce poétique à un artiste dont il aurait ignoré foncièrement l’œuvre…
Méconnaissance des plus surprenantes si l’on en juge au fait que le pastelliste exposait de manière régulière à Rouen.
Le poète était-il en matière de peinture si désintéressé au point qu’il ignorât ce qui se faisait en art dans sa propre ville ?…

Que dit la biographie ? À l’âge de 16 ans, en 1892, Yard entre chez Me Cavé, huissier de Buchy pour y exercer la fonction de « saute-ruisseau », c’est-à-dire de jeune clerc, chargé des courses. Il est de ces jeunes clercs primesautiers dont on peut lire des portraits dans Le Colonel Chabert de Balzac (1835). À Blainville-Crevon, gros bourg proche de Boissay, il se lie à un cercle d’artistes peintres. De retour à Rouen, au terme d’une escapade parisienne, le poète à 25 ans retrouve ses amis peintres de Blainville : Maurice Louvrier, Ferdinand Berthelot, puis côtoie durablement à Rouen où il réside dès 1912 Georges Dubosc, un ancien des Beaux-Arts de la ville, devenu chroniqueur et critique artistique au « Journal de Rouen ». Le poète co-préface, 5 ans avant la publication de « La Maison des Bois », avec son ami, le peintre Louvrier, le catalogue de la collection H. Perrot. Dire donc que Francis Yard ne connaissait rien de la peinture et de ce qui se faisait en art graphique dans le chef-lieu serait une erreur manifeste, d’autant que lui-même orne ses poèmes de gravures qu’il réalise au canif.
Alors d’où vient le hiatus qu’il y a entre le poème qu’il dédie à Charles Angrand et l’œuvre du peintre ?


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