Franquin, un humour de guillotine

11 octobre 2012

Elle lui raconte un cauchemar pour le quitter. « Tu me trompais, tu téléphonais dans mon dos. Je t’ai attendu dans la voiture, tu m’as dit que tu allais revenir, mais tu ne revenais pas. Alors, je suis sortie, et j’ai regardé, tu étais parti. Je voulais te dire que je m’en allais avec un de mes profs de fac. Et puis, comme tu n’étais pas là, je me suis dit : Il est adulte. » Elle lui raconte ça. Puis elle se lève, une voiture l’attend au portail. Elle s’en va.
Lui : « Tu me rappelleras dès que tu seras réveillée. »
Franquin, c’est ça ! À la fin, ça ressemble peut-être plus à une exclamation qu’à une interrogation — mais ça pourrait bien être les deux à la fois… C’est vrai, Idées noires c’est peut-être un peu plus fracassant.
Mettons cette histoire : Un gars se fout des coups de marteau sur la tête. Un de ses copains passe et lui demande : « Pourquoi tu fais ça ?
- Parce que ça fait du bien quand ça s’arrête. »
Eh bien, Franquin, c’est ça : le marteau, et le copain.
Il y a le suicidé qui s’asperge d’essence, avant de s’accorder une pause pour s’allumer une cigarette… et puis qui se fait après engueuler par les passants — parce qu’on n’a pas le droit de fumer en public !
Il y a la guerre, l’héroïque boucherie. 23 septembre 1917. Quand j’ai crié : « À l’assaut ! », aucun de mes hommes n’a bougé, mais l’ennemi m’a repéré…
Un marchand d’armes qui dit à son client exotique : « … Notre garantie sur tous nos missiles à charge nucléaire : si l’un de ceux-ci venait à exploser au lancement, nous remplacerions la pièce défectueuse… gratuitement ! On saute sur une garantie comme celle-là ! »
Il y a celui qui parie sur son propre suicide.
Le monde avance, dégringole même ; la gueule grande ouverte de la mécanisation l’attend. Humeur arachnide, cynisme de placard. L’univers « cauchemarrant » se déploie, et le rire grince comme une porte de prison qui se/te claque.
Et toute une galerie de personnages laids comme des aïe-aïe-aïe passent en trois, quatre bandes dans un style qu’André Franquin lui-même qualifie de « moisi ». Le noir se diffuse dans la page, ce n’est pas de l’ombre, c’est plus gluant, ça semble béni par la Sainte Merde. Ça ressemble à une épidémie. Des oiseaux volent furieux, de planche en planche, essayant en vain de quitter l’album. M’enfin !
On se dépêche d’en rire de peur d’avoir à en pleurer. On chiale de rire, et on s’en déplace une côte. C’est ça l’ironie du sort, la peau de banane de la vie, une histoire d’amour contrariée que l’on mène avec l’Existence, corrigée par l’ironie lacanienne pour laquelle « L’amour, c’est offrir ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. » Le rire alors montre ses dents, un rire retourné vers soi, qui se dévore lui-même.
1981, succès des Idées noires, l’auteur s’atèle à un deuxième volume. Il doit interrompre son travail. À l’instar du Docteur Frankenstein, le papa de Gaston Lagaffe prend peur. « Ces albums étaient plus pessimistes que de révolte. Cela devenait trop facile. Il existe tant de choses négatives. Avec les Idées noires, j’ai été frappé de la manière dont je pouvais déprimer les autres. » Curieuse, cette manière de poser la réception : car cet exercice mental nous fait plus rire que déprimer. Franquin s’y pose comme un créateur dévoré par sa créature, la statue de pierre le prend par la main pour l’entraîner aux Enfers, elle ne le lâchera plus. Un tome 2 paraît tout de même, en 1984, mais amputé de moitié. Franquin multiplie les dépressions et est victime de cauchemars : une imagination mortifère le poursuivra jusqu’au bout, alors même qu’il ne dessinera plus. Victime d’« histoires qui durent des heures », dira-t-il : « Je suis perdu dans des impasses, dans des labyrinthes. Je suis en bagarre contre mon imagination ». Mais en contrepartie, il garde son humour intact, et fait fuser : « Dans l’estomac d’un requin, on n’est pas mordu », ou « La vie a mis longtemps a devenir courte ».
Pareille à la silhouette d’Hitchcock qui se faufile sur la pelloche, les planches de Franquin sont soulignées d’une signature-gag qui fait rire le regard en l’aiguisant, pour un sourire de vampire.
Un parodiste a écrit : « Lorsqu’après avoir lu une page d’Idées noires de Franquin, on ferme les yeux, l’obscurité qui suit est encore de Franquin ». Un vrai amour de guillotine. Et ça fait du bien quand il ne nous reste plus que des rires et des larmes. Vous en reprendrez bien : à la bonne Franquette !

 Jean-Charles Angrand 


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