George Sand, le chemin des affronteux

13 décembre 2012

Inscrit dans le titre même de l’ouvrage, la géographie romanesque se place au centre de la fiction. En réalisant, dans La Mare au diable , la convergence de plusieurs éléments : paysage, climat et moment, le lieu, en ce qu’il joue de la perte des repères, devient élément dynamique : une tension dramatique se noue ; il s’agit pour les personnages de retrouver ou de chercher son chemin, tout en tâchant d’éviter les pièges, dont ce que les gens appellent dans le Berry le « chemin des affronteux ». Ce chemin est celui qui « détourne , nous dit l’auteure, de la rue principale à l’entrée des villages et les côtoie à l’extérieur. On suppose que les gens qui craignent de recevoir quelque affront mérité le prennent pour éviter d’être vus ». C’est donc un paysage social que l’écrivain fait découvrir au lecteur. L’oeuvre pencherait donc plus du côté de Courbet que du côté d’Holbein ? On ne peut néanmoins cantonner la description de La Mare au diable à un réalisme clos, qui ne relèverait que du champêtre et du social. Le paysage du roman apparaît comme baigné d’une brume fantastique, pas seulement parce que Sand évoque Holbein et son quatrain dans l’annonce au lecteur, puisqu’elle tient, comme elle l’indique, à s’en démarquer. Les Simulachres de la mort sont repoussées, quand bien même elles semblent induire le titre du roman. Une vieille s’écrie : « Oui, mon garçon, c’est ici la Mare au Diable. C’est un mauvais endroit, et il ne faut pas en approcher sans jeter trois pierres dedans de la main gauche, en faisant le signe de la croix de la main droite : ça éloigne les esprits. Autrement il arrive des malheurs à ceux qui en font le tour. (...) Il s’y est noyé un petit enfant ! Il y a bien longtemps de ça ; en mémoire de l’accident on y avait planté une belle croix ; mais, par une belle nuit de grand orage, les mauvais esprits l’ont jetée dans l’eau. On peut en voir encore un bout. Si quelqu’un avait le malheur de s’arrêter ici la nuit, il serait bien sûr de ne pouvoir jamais en sortir avant le jour. Il aurait beau marcher, marcher, il pourrait faire deux cents lieues dans le bois et se retrouver toujours à la même place ». Espace plus symbolique que fantastique puisqu’il évoque une posture du soi qui consisterait à faire de sa vie un non lieu : c’est la mare qui embourbe, la mare de l’amour non partagé dans lequel Germain risque de s’enfoncer, ou, pire sans doute, celui de son « simulachre » comme le propose le fermier qui essaie de circonvenir la jeune Marie, usant tour à tour de l’argent, de l’empressement (c’est-à-dire de violence), et du chantage. A poisson d’or, palais de boue. Au creux du roman, il ne cesse de pleuvoir et la Mare au diable perd ses contours, s’étend, la route est pleine d’eau.

A ce non lieu gluant, indéfini, flou qui part à la conquête du précis, et qui risque de noyer l’existence, George Sand oppose les terres fermes du vrai amour, précieux et rare, celui qui n’est ni tout à fait du ciel ni tout à fait de la terre. Celui que partageront Germain et Marie à la fin de la fiction, et qui fait de l’ouvrage un beau roman de la pauvreté et de la dignité.

Seulement, on ne peut que reprocher à la fiction — ce qui constitue à la fois sa force et sa faiblesse —, cette réduction de la relation homes-femmes, en ce sens que l’homme apparaît toujours devant la beauté en demande, et la jeune fille en réticence. Le lecteur n’y rencontre que l’abus (le fermier) ou la tentation de l’abus (Germain). Pourtant n’y a-t-il pas d’autres figures de la relation hommes/femmes qu’à l’intérieur de cette tension, y compris à travers la seduction ? De sorte que le roman se construit sur une structure pyramidale, où chaque personnage le domine sur l’autre, où il n’existe pas d’égalité de relation, où il ne peut y avoir non plus, ce qui serait le délice du lecteur, un affrontement actantiel à armes égales, c’est-à-dire une opposition sans victoire, l’envers de la dialectique.

De fait, ce qui est gênant dans ce roman, c’est son absence de perspective, pour reprendre la métaphore du lieu (si toutefois on en chercherait), l’ouvrage paraît réaliser, à travers la petite Marie, la fille-ange, un point culminant de l’humanité. Si l’homme n’est aucunement supérieur à la femme, l’inverse n’en est pas moins faux. Croire que la femme peut se permettre à bon droit de tromper son conjoint parce qu’elle est femme est l’inverse du féminisme.

Le pendant exact de l’homme qui utilise son argent pour tenir la beauté en fleur à sa merci, à l’instar du vieux fermier et de la petite Marie du roman, c’est la femme qui utilise son corps, sélectionne ses partenaires dans le but de faire des enfants qui lui assureront l’avenir de son pouvoir d’achat, avec l’assentiment d’une justice qui est au mieux mécanique au pire dévoyée. Comme si l’argent pouvait remplacer un père ! La petite Marie mérite mieux que ce que l’auteure lui promet. Le vrai féminisme se fonde sur l’autonomie des femmes, et sur le travail pour tous, à égalité de traitement. En ces temps de crise, les enfants instrumentalisés, et les parents manipulés dégustent. Perversité de l’argent, fumier de Job. Il est temps de débarrasser l’amour, comme la justice, de l’argent qui les affuble.

Jean-Charles Angrand


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