Gripari, ceux qui nous apprennent de nous

3 octobre 2013

Un ami me disait de Pierre Gripari qu’il fut à la littérature ce que Fournier fit de la grammaire : choisissant d’illustrer une bonne règle, il entreprit de jouer le mauvais exemple…

Je voudrais corriger. Les gens sont généralement comme des oignons. Boursouflés, vous devez enlever plusieurs couches pour trouver au centre une toute petite pousse tendre, fragile, ridicule. Avec Gripari, c’est le contraire. L’enveloppe est à l’intérieur, et la pousse partout à la périphérie.

L’exercice de la maxime auquel se prête l’écrivain est un exercice particulièrement périlleux — c’est ce qui la rend d’ailleurs attirante ou repoussante —, en ce sens qu’elle se situe entre pontification grotesque et profondeur intuitive.

Un exemple. Dans une interview au “Point”, un spécialiste déclare, usant d’une formule lapidaire : « Les innocents sont discrets ». Compte tenu de la fonction occupée par le locuteur, le mot résonne comme une menace. Qui s’exprimait ainsi ? Un sergent-chef de la Stasi ? Vous n’y êtes pas. La formule est française et récente. Son auteur n’est autre que le docteur Pierre Lamothe, psychiatre en prison et expert agréé par la Cour de cassation de son état : aveu sur ce qui se passe en incarcération et sur le train de la justice, ce qui fait que ceux qui ont raison (à savoir “les innocents”) sont ceux qui ferment le mieux leur clapet, de sorte qu’ils acceptent sans rechigner les directives de ceux qui exercent le pouvoir. Les enfants sont innocents, par exemple. À moins que ce ne soit un lapsus linguae de psychiatre et d’homme de pouvoir : en ce cas, il faudrait rêver la France comme d’un pays d’enfants, gouverné par un papa, assisté de quelques tontons flingueurs ?

Prenons deux autres énoncés qui sont proches, le second seul marqué du sceau du présent de vérité générale : « Je n’aime pas le chocolat » et « Le chocolat, ce n’est pas bon ». Le fossé qui les sépare, on l’a bien compris, est celui de l’immaturité.

Manier le présent de vérité générale, dans le domaine de la perception de la littérature, de la société, des mœurs et du caractère, érige le rédacteur au rang de scientifique, c’est-à-dire à neutralité absolue. Personne ne conteste le caractère intangible de l’addition, il n’en va pas de même des faits sociaux, littéraires ou psychologiques qui sont des terrains en perpétuelles mutations.

Cette tension fondamentale de la maxime n’a pas échappé à Pierre Gripari qui met le recueil “Reflets et réflexes” sous le signe de la réflexion, ce qui suppose, écrit-il, à la fois méditation et “réflection”. La réalité, au reflet de la littérature, est déformée, du fait que le miroir est plat, alors que le monde est rond.

D’autre part, pour casser le caractère péremptoire de la maxime, il a su l’introduire par le jeu, ce que l’écrivain appelle « le sommeil de la raison » (jeu de mots, anagrammes, distinguos drolatiques) — jeu qu’il reprend par la suite dans les maximes les plus sérieuses :

« Il ne faut pas confondre littérature d’idées et littérature engagée. C’est une chose que d’être serviable, et autre chose que d’être servile ».

« En régime capitaliste, l’homme est un loup pour l’homme. En régime socialiste, l’homme est un moucheron pour l’homme ».

« Comme il y a des brutes sentimentales, il y a des imbéciles spirituels ».

Ne dit-on pas que c’est le chant d’Homère qui faisait avancer le navire d’Ulysse, de la même façon, le chant des poètes fait avancer le monde ?

Gripari indique ici qu’il était le mal-aimé des écrivains (« Les éditeurs parisiens m’ayant foutu à la porte de mon pays, j’ai enfin trouvé en Suisse un des derniers représentants d’une espèce presque disparue : l’éditeur qui sait lire. Me voici donc devenu écrivain européen de langue française, et non plus écrivain français. C’est peut-être un signe, après tout, et cela ne colle pas mal avec certaines de mes idées… »). Je n’ai jamais rencontré — même parmi ses proches — quelqu’un qui soit en accord total avec les idées qui étaient les siennes. Je soutiens même que c’était chose impossible. Mais la force de son travail précisément, il la puisait dans cette puissante originalité : non seulement personne ne pouvait penser comme lui, mais, poussant sa pensée jusqu’au paradoxe, il s’habituait à écrire aux limites.

« La vraie source des larmes n’est pas la tristesse, mais la grandeur ».

« Si tu veux être estimé, deviens digne de l’être. À défaut de l’estime d’autrui, tu gagneras au moins la tienne ».

« Dans le grand concert des hommes, chaque peuple a son timbre, sa sonorité propre ».

Ceci étant, c’est Nadine Gordimer qui a dit qu’il ne pouvait y avoir pire destin pour un écrivain que de ne pas être exécré par une société corrompue. On ajouterait bien “médiocre”. Comme le dit le Pierrot lunaire, la vie se meurt de ne pas y voir clair.

 Jean-Charles Angrand 


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