Harper Lee, une allumette sous la tortue

21 avril 2016, par Jean-Baptiste Kiya

Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, d’Harper Lee, éditions du seuil.

Ça commence par un jeu d’enfant, un défi qui joue, comme colin-maillard, sur des peurs ancestrales : la peur de l’autre, de l’inconnu, de la nuit ; cela répond (on le devine aux sinuosités du roman) à l’attente qu’implique une assertion telle que la pose Bergounioux : « L’adulte qu’on devient s’est vu confier la tache d’édifier, d’apaiser l’enfant qu’il avait été et qu’il n’avait pas compris, lorsque c’était le moment, de quoi il retournait », avec ce ‘quoi’ qui se pose toujours comme une énigme, une énigme à demi éclairée sans doute, mais essentielle énigme de toute vie condensée (ce qu’Husserl appelait « le prodige des prodiges ») à l’impulsion d’un regard, au point initial de l’émergence du moi-regard qui éclot comme une fleur de bégonia, ces fleurs multiples dont on ne connaît pas le centre, mais qui s’épandent concentriquement, à partir d’un point qui ne peut qu’échapper à la vue, fleur-soleil qui s’associe dans mon esprit à une autre plante, le pied de zambrevade, comme on dit en créole, cette plante qui ne vit que de sa propre générosité, et qui préfère faner dès lors que ne sont plus récoltées ses gousses, pour en libérer les graines qu’elles renferment comme un trésor vert pour se livrer à notre au-revoir, distribuant sa générosité partout en mourant.

À cela confine l’enfance d’Harper Lee, cette éclosion sans cesse renouvelée de la Nature, cette façon de montrer que ce qui est dans la Nature n’est autre que ce qui est dans notre nature, si tenté qu’on la laisse encore éclore, contrairement à ce que faisait Miss Caroline qui confondait (à l’instar de Jem qui confusionne classification décimale de Dewey et système éducatif de Dewey) la réalité de l’enfance et la méthode d’apprentissage déréalisée de l’enfance – erreur quoi qu’il en soit non seulement d’une époque, mais d’une civilisation qui substitue la rentabilité théorique de l’homme à lui-même – alors que dans le même temps le récit est conduit par l’exigence de reflet qu’anime Scout : à savoir l’indispensable de la vie sociale à partir des yeux des autres, ceux des habitants du comté de Maycomb, comme mesure – non pas de toute chose, mais de soi, pour accéder à l’existence (ce à quoi n’est pas parvenu Boo Radley cantonné à une double invisibilité), autant faut-il aller constamment à la recherche, à l’école, dans la rue, au tribunal, de ce reflet qui assure la continuité du social, essentielle à l’être qui s’inscrit dans une géographie de regards, communauté certes ébranlée par quelques communautarismes encastrées dont celle des Laveurs de pieds, ces baptistes primitifs qui maudissent et condamnent avec ses fleurs, Miss Maudie, et tout plaisir quel qu’ils soit (« parfois la Bible est plus dangereuse entre les mains d’un homme qu’une bouteille de whisky entre les mains de ton père… ») cela au nom d’une lecture littérale-viscérale de la Bible, une Bible qui contoure les êtres, les délimite à la Loi, qui renvoie l’homme au péché quel qu’il peut être, et s’il n’y apparaît pas, c’est pire, c’est qu’il est dissimulé – car, n’est-ce pas ?, dans un roman aussi vaste que les plaines du middlewest, l’ombre au crépuscule s’étend à l’infini, comme celle de Dieu, du péché de Cham : la ségrégation ne fait-elle pas partie de l’obsession du paraître, dans cette patrie du star system, du show, du « Tout le monde voulait que Rita Hayworth soit Gilda » (Grace Jones), alors que, pour s’en tenir au paraître, il faudrait faire un bonhomme de neige nègre, un bonhomme de boue, et pour cela avoir le même courage qu’Atticus Finch qui n’a fait aucune guerre mais qui affronte galamment le regard et l’animosité sèche de Mrs Henry Lafayette Dubose, c’est pourquoi on aboutit au questionnement : le regard du village est-il seulement à hauteur d’homme ?

En découle alors la question de la Justice et de sa place dans la narration. Plantée comme le chêne sur la grand-place, comme le poignard dans le ventre du saoul, comme le tribunal dans le village de Maycomb.

Car l’architecture du bâtiment exprime de façon saisissante le symbolisme d’Harper Lee, annoncé par le titre. « Les piliers en béton, observe la narratrice, supportant son toit au sud étaient trop lourds pour leur léger fardeau. » « À part le perron nord, tout le tribunal du comté de Maycomb était de style victorien et n’avait rien de choquant lorsque on le regardait depuis le sud. De l’autre côté, en revanche, ces colonnes néo-grecques juraient avec l’énorme tour de l’horloge du dix-neuvième, au mécanisme rouillé, peu fiable… »

Un tribunal (comme tous d’ailleurs) qui dépend du point de vue : n’allez jamais au nord, à l’ombre des bâtiments : vous risquerez d’y voir le tribunal d’un autre œil : son aspect écrasant et monstrueux : une si grosse matière supportant un toit si frêle. Le ridicule de la pose, et le temps arrêté.

Aujourd’hui, Blanc, Noir, la justice ne fait plus la différence pourvu qu’elle écrase le faible, au nom de la bible de la Loi.

Mais laissons là le dernier mot à Dill, personnage à travers duquel perce l’ami d’enfance de l’auteur : l’écrivain génial Truman Capote qui au sortir du procès de Tom Robinson, jeune homme qui emporte si loin son doux nom de naufragé solitaire, lâche :

« Je crois que, plus tard, je serai clown.

Jem et moi, nous arrêtâmes net.

- Parfaitement, clown, reprit-il. Je ne peux rien faire en ce monde pour les gens, sinon rire d’eux, alors je vais m’engager dans un cirque et rire à en mourir.

- Tu comprends tout de travers, Dill, expliqua Jem. Les clowns sont tristes, c’est les spectateurs qui rient d’eux.

- Alors je serai une nouvelle sorte de clown. Je serai au milieu de la piste et je me moquerai des gens ».

Tout porte à croire que la France est devenue cette nation de clowns - et dans les gradins, tout autour, les encerclant, la Justice telle qu’en elle-même, aveugle, sourde et bouche bée, cherche à gober l’étoile et s’applaudit elle-même…

Comme dans le roman d’Harper Lee, cela fait longtemps qu’elle tire sur l’oiseau moqueur.

Jean-Baptiste Kiya


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