Jean-Jacques Rousseau et la digestion des juges (2)

1er mai 2014, par Jean-Baptiste Kiya

Confessions de Jean-Jacques Rousseau (extraits, tome II), aux éditions Larousse, collection Nouveaux Classiques.

- Allô…. Véronique, ma chérie, j’ai un billet pour toi pour La Réunion.
- Arrête papa, de me dire chérie, tu sais que je n’aime pas ça.
Quelques excuses bredouillées et Jacques lui indique la date et l’heure de son vol.
- La Réunion ? Oh, la la ! Il n’y a rien à faire là-bas !
- Allons, on fera des promenades, des randonnées…
- Toujours les mêmes ! Il n’y a pas de cinés, pas de concerts, par de théâtre… La Réunion, c’est la barbe.
- Mais, il y a moi !
- Pas de copains, pas d’éclate ! Et en plus tu habites loin de Saint-Gilles. Ce n’est pas des vacances, moi j’ai besoin de détente. Papa, je viens d’avoir juste 18 ans, je veux faire la vie, moi !
- Pense un peu à ton père, quand même…
- Quel père ?
…Silence pesant au bout du fil.
À qui la faute ?
Déjà, entre la neige et son père, elle préférait la neige, alors… Le divorce et la séparation, advienne que pourra.

Au terme de sa charge, un ancien Garde des Sceaux, Olivier Guichard, avait eu pour seul commentaire : « Mieux vaut ne pas avoir affaire à elle », la justice française. Seulement voilà plus d’une personne sur deux se retrouve un jour devant une juridiction.
Le préambule des Confessions montre assez que Rousseau, hautain et méprisant, n’attend rien de ce Dieu qu’il fait arbitre de son conflit avec les hommes. Ce n’est d’ailleurs pas non plus à ces derniers qu’il lance comme un défi la confession de ses turpitudes les plus intimes : ce n’est pas devant Dieu le juge qu’il craint de comparaître, mais plutôt devant lui-même.
Constatez que ce que montre la réélection des hommes politiques justiciables ou anciens justiciables, aux municipales comme aux législatives ou aux sénatoriales, c’est le peu de crédit que le peuple accorde à la justice. Il est comme Rousseau qui faisait peu de cas de la justice de ses contemporains. On ne le dit que trop peu, les dernières élections ne portaient pas que sur le politique, ni même sur la gestion.
Pierre me dit que, pour la justice, il n’y a pas d’histoire ; il n’y a que des intérêts.

Je lui réponds que la course à l’argent a complètement défiguré les relations humaines. Naguère dans les campagnes, les anciens refusaient d’en appeler à la gendarmerie pour régler leurs conflits. C’était dans un « Ça se règle entre nous », et le plus souvent ça se réglait mieux ainsi. Il n’y avait pas de mensonges « sur l’honneur », pas de complications inutiles, pas de débours infinis, pas de montage fictif après coup. En ce sens une société parallèle est à créer, non de ces groupes d’influence dissimulés qui se servent d’elle pour prospérer, mais de ces groupes qui agissent sans avoir besoin d’elle, non pas pour faire, mais pour dire la justice. Facebook est destiné à occuper cet espace-là.
- …Quand on ne ferme pas ton compte, ou quand il ne devient pas introuvable.
Pierre ajoute, énigmatique : -Parfois la meilleure défense est de ne pas se défendre… C’est la posture d’Antigone. Substituer à la règle arbitraire, mais commune, sa propre règle, qui n’obéit qu’à sa conscience.
Je lui demande des explications.
–Il faut prôner une forme de désertion, laisser les juges face à leur propre incompétence, ou à l’incompétence du système, ce qui revient au même. Les mettre face au désert de la loi, ce que fait finalement Rousseau !
- Voir les choses autrement, c’est la définition de l’intelligence. Il suffit de trouver l’angle auquel personne n’avait pensé auparavant. Mais concrètement ?
- C’est aussi la définition de la folie, n’est-ce pas ?... Avec la garde de ma fille, la procédure de divorce pour faute ne s’est pourtant pas achevée. Aucun avocat ne veut la clore ainsi, on me propose un divorce par éloignement des parties. Ce qui est inexact. Tu vois le discours : « Laisse tomber…, ça ne sert à rien, etc. Il faut pardonner. » C’est ce qu’on disait tout à l’heure : pour la justice, il n’y a pas d’histoire, que des intérêts. Alors, là, s’insère la réflexion de Boniface. –L’avocat ? –Probablement le meilleur de l’île. Il m’a rapporté une anecdote, une fâcherie avec son gamin de 14 ans, auquel il aurait dit : « Tu as tort »…
- Allusion transparente au divorce pour « faute ».
- Son gamin lui aurait répondu : « Non, papa, c’est toi qui veut avoir raison ».
- Et le motif de cette fâcherie ?
- Précisément, ce qui est intéressant, c’est qu’il dise ne pas s’en souvenir. Autrement dit, il gomme le fait, pour ne retenir que le jugement. De là à ce que le fait n’existe pas, il n’y a qu’un tout petit pas.
- C’est un problème de formulation. Le « tu » n’existe pas. Cette façon d’isoler, c’est quand même un tour de passe-passe.
- On l’écouterait pendant des heures.
- Ceci étant, la virtuosité n’est pas forcément de la profondeur.
- Tu as raison. Et en même temps, si je dis « tu as raison », c’est que je me donne raison. C’est présomptueux.
- Sous-entendu, il n’y a que le juge qui puisse le dire.
- Alors, il pousse plus loin sa dialectique, son fils alors lui demande : « Tu veux avoir raison ou tu veux gagner ? »
- Il t’a dit ça ? Cette posture me rappelle l’anecdote d’un prof de collège qui va voir le prof principal d’une classe pour se plaindre d’un élève. L’autre lui répond : « Oh, tu n’as rien vu, en métropole, il y a des élèves qui poignardent leur prof… »
- Alors ?...
- Alors, il a haussé les sourcils, et il est parti. En ce qui concerne la classe, il ne s’est plus adressé à lui… En même temps, si on ne peut plus dire : Tu as raison, que faut-il dire ?
- « Je suis d’accord avec toi »…
- Belle leçon de sémantique de Boniface, et en même temps, moi, j’y tiens à la construction de la raison, on ne peut pas tout le temps se déparer de la conscience.
Pierre fait des signes de dénégation : -Je ne peux plus dire que tu as raison…
- Mais enfin, le Vanitas vanitatum, est une morale de colons. Personne n’a raison, adorez Dieu et taisez-vous. Humiliez-vous ! Vous n’êtes que chiure du Bon Dieu, faites silence et encaissez. Il a la figure de Pangloss, ton Boniface : tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ; ne nous plaignons pas, ça pourrait être pire… Pourtant entre « nul n’a raison », et « il n’y a pas de vérité », il y a quand même un abîme.
- Oui, la négation des faits…
- Alors, si tu n’es pas suivi par un avocat, que comptes-tu faire ?
- Précisément, je compte dans ma procédure me représenter moi-même.
- La présence d’un avocat est pourtant obligatoire pour être entendu.
- Oui. Et je n’en ai rien à faire. C’est là que se dresse l’ombre d’Antigone.
- Tu risques de perdre toutes tes demandes.
- Tant pis, si c’est le prix pour rester debout.

- C’est marrant parce qu’on retrouve là l’opposition entre la fable de La Fontaine « Le Chêne et le Roseau » et « Le Sourire du Chêne », tu sais, d’Anouilh. La question que ces deux fables pose est celle-ci : Faut-il plier devant l’adversité et l’injustice comme le roseau, ou rester digne et droit, donc inflexible, jusqu’au bout comme le vieux chêne ?
- Il faut quand même rappeler les circonstances historiques, La Fontaine a vécu sous l’absolutisme de Louis XIV, il a vu l’effondrement de son mentor Fouquet, tandis que Anouilh, lui, a vécu l’Occupation allemande, le nazisme, l’époque de la Résistance. Ensuite, et si on va plus loin, il ne faudrait pas croire que ces deux visions des choses s’opposent, elles se complètent plutôt. Ce qui revient à dire que devant certaines choses, je me fais roseau, et devant d’autres, que j’estime capitales, je demeure chêne. « Je suis toujours un chêne », dit-il, même renversé.
- À supposer que la procédure de divorce pour faute soit maintenue, est-ce qu’on n’est pas amené à craindre, que la mère ne se détourne de sa fille – ce que tu ne souhaite pas, non plus ?
- Si on considère que le pas de côté, elle a fait depuis longtemps, non, je ne crois pas. Et puis, il est nécessaire d’assumer sa propre histoire, Rousseau l’a fait, non ?, tout comme Cahuzac.
- Il n’y avait pas pour eux de relations à préserver…
- Je suis peut-être bête comme Hugo, mais je crois qu’il y a des valeurs qui sont au-dessus de nous.
- Y compris le pardon…
- Y compris le pardon, mais le pardon suppose quand même une part d’acceptation.

- Bon, revenons à Rousseau : celui-ci a refusé d’être jugé par Dieu, il est envoyé au diable. Mais voilà, le diable ne lit pas – c’est sûr-, il l’envoie promener. Jean-Jacques se retrouve donc à la Jack-O’lantern, à errer sur cette Terre, qu’on ne quitte jamais tout à fait, la maudite – ce serait trop facile. On voudrait la quitter, mourir une bonne fois, mais on y reste attaché, voilà le tragique.
Ainsi, Rousseau, fantomatique, arpente les vallées et les cols terriens, son livre à la main, grimaçant, avec lequel il tape sur la tête du premier quidam venu en disant : « Souviens-toi que tu va mourir, et que nul, pas même les juges, n’aura le courage de te juger, si ce n’est toi, et toi-même. Ose, si tu peux, tête de larve ! »

Jean-Charles Angrand


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