L’anachronisme de masse

14 janvier 2016, par Jean-Baptiste Kiya

Les Animaux de Lascaux par Muriel Mauriac, éditions Circonflexe.

Chacun le sait bien, tout nous vient de l’origine, où tout fut fait, tout fut arrêté. Nous n’avons rien inventé : même le Mal, nous ne l’avons pas même imaginé, il nous vient en héritage. En droite lignée d’Adam et Ève. Tout nous fut imposé, à l’exception peut-être d’une chose : l’anachronisme. Voilà notre plus belle invention. On ne peut que s’en réjouir. Roy Lewis l’a menée aussi loin que possible dans la grotte obscure de la préhistoire.

Et voilà qu’un Homme-oiseau, seul survivant de la Grotte de Lascaux, vient mourir devant nous, ne pouvant plus témoigner. Il n’en finit pas de tomber sous nos yeux de génération désabusée. Quelle ironie !

Frappé par un bison éviscéré, en haut du puits, il bascule. Où tombe-t-il, si ce n’est au fond de ce puits ? Alors qu’y a-t-il au fond de la Grande diaclase, en bas : quel tombeau ? Quelle représentation de funérailles où l’attendent la troupe nombreuse de ses semblables ?

Rien, pas une peinture, pas un trait, aucun soufflage, tamponnage, raclage, rien en bas. La salle des taureaux, le diverticule axial, le passage, la nef, l’abside, le diverticule des félins, foisonnement de représentations, 900 bêtes au total, sans compter les figures géométriques, les signes, les empreintes, partout disséminés. Et puis sous l’homme-oiseau qui tombe dans le puits, rien de rien. Rien que le silence de la paroi brute. Le silence de 200 siècles qui chute. Que de choses il nous enlève, cet homme-oiseau : même sa mort.

Le Petit Poucet de la pluie a semé ses cailloux partout dehors, c’est à n’y plus s’y retrouver. Reste une grande fantasmagorie d’animaux jetés là, courant on ne sait où depuis deux cents siècles, pareils aux mots d’un poème de René Char. Bouquetins, aurochs, mammouths, bisons, ovibos, chevaux sauvages, lions des cavernes, licorne, cheval chinois, défilé éperdu de nos rêves. Cavalcade fantasmagorique. Vertige des vestiges. Et puis cet homme-oiseau qui a perdu ses ailes dont la mort est mise en scène, dont on ne peut retenir une chute certaine. Vers où ?

Tout avait commencé pourtant comme commençait Alice aux Pays des Merveilles. Au cours d’un braconnage, dans une France occupée, affamée, quatre adolescents poursuivent un lapin blanc qui s’échappe dans un trou. À quoi les menait-il, le petit rongeur ? Il les menait à d’autres animaux d’une autre nature qui ne se mangeaient pas : au festin du ventre, ils durent s’en rabattre au festin des yeux.

Que penserait-il de nous, l’homme à la tête d’oiseau de Lascaux, cet homme qui a perdu la boule et qui nous fait perdre la nôtre, qui nous renvoie systématiquement aux autres figures, pour essayer, à travers elles, de trouver quelque chose de lui ? Cerfs aux bois bourgeonnants, proportions diverses, superpositions de figures, parades nuptiales, mariage du support et de la représentation, la tête de profit tandis que les cornes et l’avant-train sont de trois quarts, tout invariablement s’offre comme des phrases tronquées…

De quelle magie s’agit-il là ? Quel est ce Thésée qui affronte là son minotaure laineux ? Chamane muet qui nous renvoie à l’affrontement des bouquetins situé sur la paroi droite du diverticule axial, l’un avec sa robe d’été, l’autre d’hiver : affrontement du temps, et nous au milieu, ignorant à jamais l’issue du combat.

Non seulement l’art pariétal néolithique semble se plaire à représenter l’homme mi-animal, mi-humain (zoo-anthropomorphe), hommes-bisons à Chauvet, au Gabillou, l’homme au museau de Pech-Merle, mais il se représente généralement tué. Un thème majeur de l’iconographie préhistorique selon Jean Clottes et Jean Courtin.

Sans doute, l’homme n’avait-il pas encore trouvé son visage humain qu’il se cherchait dans les ténèbres – et, n’y parvenant pas, dans une mort toujours renouvelée.

Le spectacle de l’homme-oiseau de Lascaux me fit songer à un autre homme oiseau que j’avais rencontré en un autre temps, sur un autre continent, que la modernité tuait à petit feu. Il me faisait penser à la chanson sacrée qu’il psalmodiait. D’où venait cette lointaine voix du vieil homme presque aveugle sur son banc de fortune de l’ancien village palikur à Macouria en Guyane qui lançait dans un ciel blanc, surchargé d’humidité, un :

« Mahiré kwéné wana
Koyouri tak… »  ?

Tandis que me parvenait les paroles de l’Avaknepka qui accompagnait la danse de l’Aigle, je rêvais… Mon Dieu, quels Lascaux préparons-nous encore ? Toute cette obscurité, toujours, et ces danseurs dans la pénombre qui défilent dont les silhouettes se déforment et desquelles naissent des animaux encore plus fabuleux, improbables, de quels chants perdus allons-nous hériter, et sous quels pas s’ordonneraient-ils ces fantômes de notre âme ? Au nom de l’Homme, que cette obscurité est aveuglante !

À Monsieur Alexandre Batista.


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