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par le Dr Raymond Vergès

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L’atome, le clinamen et la théorie de la tartine (1)

jeudi 23 mai 2013

“Vers un Tchernobyl français” (Un responsable d’EDF brise la loi du silence), par Éric Ouzounian, aux éditions du Nouveau Monde (collection Délit d’initié), 2008.

Il est un lieu commun de la presse printanière que de charger les ponts et les jours fériés de tous les maux économiques dont semble écrasé le pays. En argot journalistique, on dit un marronnier . Régime amaigrissant de pré-vacances, rentrée des classes, couche d’ozone ou la sexualité des Français participent à cette ronde qui s’écrase périodiquement sur la couverture des magazines ; la rengaine fait vendre. Le mois de mai donne le coup d’envoi du refrain asséné un peu partout, on se rue sur le baudet et comme jadis, au théâtre de Guignol, les coups de bâton pleuvent : là, le bâton, c’est le chiffre — modernité oblige, et le gendarme, les ponts.

Combien de millions d’euros et de dixième de points de PIB, ils nous coûtent, ces ponts, vieille antienne nationaliste ? Déjà Jean Dutourd en 1977, dans un article intitulé “La Puce à l’oseille”, pointait les « dimanches anglais », antichambre de la mort sociale, pour adopter une pose à la Jeanne d’Arc et faire des jours chômés, pour le coup, de véritables ponts-levis du beffroi d’assaut britannique qu’il fallait à tout prix renverser et bouter hors de France : « toutes les boutiques fermées, la vie arrêtée, les gens désoeuvrés dans les rues, l’ennui tombant sur les villes et les campagnes comme un brouillard de plomb ». Se prévalant de l’Irlandais Oscar Wilde, il file le paradoxe : « on travaille hors de chez soi en compagnie de collègues, de camarades, avec qui on a d’agréables relations, attendu qu’ils sont des étrangers ou des indifférents, tandis que l’on se repose au sein de sa famille, qu’on connaît par cœur, avec laquelle on se querelle ou on s’embête, qui a des droits sur vous et qui en abuse, qui vous ruine tous les mois », etc. Cadres et dirigeants, dans le confort du brocart, se plaignent, tandis que les sans voix triment. Mais ont-ils assisté, les Jean-Dutourd, les chroniqueurs à la mode, au spectacle qui se noue au petit matin dans les boîtes d’intérim, avant le départ des premiers bus ?

Il ne fallait pas compter sur les emplois de bureau — à Manpower, tout était pris. Au terme de la première année de fac, il fallait payer ses vacances. À la Poste, c’était la même réponse, les enfants des employés emportaient les rares jobs d’été que laissaient les départs. On ne m’avait pas encore aiguillé sur les bonnes adresses : celle des musées. Il ne restait que la boîte d’intérim sans qualification : manutentionnaire, commis, aide…

Il fallait se lever dans la nuit de l’été, partir à l’aube frileuse, se mettre en escapade. Quand on pénétrait dans le hall, on était happé par le spectacle. La multitude des gens assis contrastait avec les rues vides. Ce n’était pas de ces gueules qu’on voit à la télé ou sur les plages ; on était rivé d’un coup à l’envers du décor des congés payés. Des petites gens, gens âgés, avec leurs visages ridés, burinés, les yeux vitreux, qui avaient fait la queue dehors, et qui étaient entrés pour s’asseoir avec un air de défaite et d’ennui, tassés sur eux-mêmes, dans l’attente qu’un jeune homme fringuant, bien brossé et cravaté, au bureau, appelât leur nom, sésame de la journée, de la semaine. Quand on passait la porte, on l’avait ce spectacle muet, en plein, cette prostration, les yeux dans le vague.

Le premier jour, même jeune, même volontaire, on vous faisait attendre pour rien, pour voir si vous alliez revenir le lendemain : si vous étiez prêt à vous lever encore à quatre heures du matin, peut-être pour rien, pour aller se recoucher ensuite, avec l’espoir d’attraper quelque chose au fil des heures. Vous pouviez rester là trois plombes à ne rien faire, à regarder vos chaussures et les Appelés partir, contrat en main — c’était des plus jeunes, des plus grands, des plus beaux.

Et puis quel boulot ? Plongeur dans les grandes entreprises posées en damier sur les immenses Zones industrielles en bordure d’autoroutes de la banlieue parisienne : sortes de hangars géants, nus, sans fard, ni couleurs.

Mouillé toute la journée, le matin à la hâte de la préparation des plateaux déjeuners, les centrifugeuses à râper, les robots à découper, à faire de la rondelle ; le début de l’après-midi, la petite plonge, le bruit des machines, de la vaisselle entrechoquée et la vapeur d’eau, les chariots chargés d’assiettes ; après, il fallait courir à la grosse plonge, les mains dans les bacs d’eau brûlante, le détergent en mousse, remuer des gamelles dans les casseroles qui s’empilent, qu’on laisse parfois tremper sur le carrelage : le caramel gluant qu’on extirpe à la spatule. Le Second qui vient vous flanquer une gamelle à l’eau, mal récurée. Les bus du retour n’attendraient pas, il fallait que tout soit rangé et nickel. Les chariots, les poubelles : quels camarades ? Pas de place au copinage nonchalant, parfois des reproches : vous, petit étudiant, vous ne travaillez pas assez vite : on vous demande les mêmes automatismes que le gars qui fait ça depuis dix ans ; vous comprenez que ce travail, les collègues qui vous enfoncent, ils n’en voudraient pas pour leurs propres enfants : « trop dur ».

Alors avec tout ça, on vit les ponts comme des moments de biais où on sort la tête, où on échafaude des plans avec ses gosses, ils font des plages où on peut lire des livres qu’on ne lirait autrement : des livres de Dutourd, par exemple, ou sur la politique, l’économie, le nucléaire…

(À suivre …)

Jean-Charles Angrand


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