L’entrée du labyrinthe, au Bataclan

3 décembre 2015, par Jean-Baptiste Kiya

Contes créoles de l’Océan indien, collection Fleuve et Flamme, éditions edicef (conte « Ti-Jean joueur de cartes »).

Les sociétés totalitaires ont systématiquement tenté de détruire les labyrinthes.
Il leur fallait absolument la ligne droite, la pureté, quitte à mentir, à trancher à la Procuste.
La France a connu de tels saccages.
En 1779, l’abbé Jacquemert fait détruire le labyrinthe de la cathédrale de Reims, car « le tapage des enfants et des visiteurs qui essaient de suivre ses enchevêtrements offense le recueillement des fidèles. » Palmyre naguère, le temple de Baalshamin, celui de Bêl, les tours funéraires, l’arc de triomphe, les statues d’Hatra, suivirent le même chemin que les bouddhas de Bâiyân. Le trait et la pierre, maintenant la musique. Hier, on effaçait les visages, aujourd’hui, la parole. Remplacée par le bruit des rafales et des bombes.

La musique étant labyrinthe, il y eut tentative de boucher une de ses entrées au Bataclan en y entassant les corps. Boucher par l’horreur, bouchers de l’horreur.
Procuste était le fanatique de la ligne droite, de la ligne bornée, de la norme absolue, il fut vaincu par Thésée, le héros du labyrinthe, celui qui se découvrit en se perdant, qui, y entrant fils de roi, en sortit héros.
Jamais boucan, rafales d’armes automatiques et bombes ne couvriront la stratocaster lait nourricière d’Hendrix, depuis Woodstock. Elle est au-dessus. Partie en larsen. Ça fait un cri.
C’est toujours la même histoire, il y a d’un côté ceux qui verront en AC/DC [sens propre : courant alternatif/courant continu] l’acronyme « Ante-Christ/Dead to the Christ » et de l’autre ceux qui entendront un riff fondateur (accords de la-do/ré-do).
En s’attaquant au Bataclan, on s’attaquait à la musique pop, au rock garage, par extension à toute la musique. Que peut-on demander à des sourds, à des gens qui n’entendent rien que le bruit des bombes, sinon qu’ils se taisent ?
Faudra-t-il leur expliquer de quels miracles la musique est le nom, et de quels mirages leur parole est la marque ? Il y a d’autres façons, plus réjouissantes, plus intelligentes de se faire exploser, de s’éclater sans éclabousser : la musique comme formidable détonateur. Idolâtrie du crime.

Le chapelain de la Basilique de Fourvière fit pas mal dans la couverture de concert de rock : « Regardez les photos des spectateurs quelques instants avant le drame, écrit-il. Ces pauvres enfants de la génération bobo, en transe extatique (…) ce sont des morts-vivants. Leurs assassins, ces zombis-hachishins, sont leurs frères siamois ». Il osa comparer les victimes des attentats au nombre d’avortements en France. Idolâtrie du chiffre. Son évêque lui demanda avec une promptitude qui lui fait honneur d’aller « se retirer immédiatement dans une abbaye pour prendre un temps de prière et de réflexion ».
« Idolâtres dans une fête de perversité », signait le communiqué de Daech, DONC on tue (articulation logique des plus mystérieuses). Retournement des valeurs. Idolâtrie du crime.
« Ceux qui aiment la musique, c’est ceux qui aimeraient être transformés en singe ou en porc », tançait l’imam de Brest devant un parterre de gosses, bien assis sur son argument d’autorité, dans un prêche confondant de bêtise et d’étroitesse. La musique ou la prière, Satan ou Allah, « il faut choisir son camp » intimait le prêcheur qui s’embarrassait de peu de nuances et d’humanité. On fait difficilement plus réducteur dans le manichéisme ni de plus haineux dans l’anthropocentrisme. Mais voilà, la musique n’a jamais tué personne, bien au contraire. Elle peut se faire révolte. Le Sega, le Maloya, ces langues de l’esclavage, seraient-ils des discours de Satan ? Thésée dès lors qu’il sortit du labyrinthe fêta sa liberté recouvrée en inventant la danse, « à la fois chemin, procession et transe, sur le modèle du labyrinthe vaincu » (J. Attali). Faudrait-il signifier à notre Imam que toute langue est musique à celui qui sait l’écouter ? Faudrait-il rapporter à nos prédicateurs ce que dit l’ancienne sagesse populaire réunionnaise et mauricienne ?

Voici. « Ti-Jean joueur de cartes ». Le Bon Dieu descendit sur Terre pour demander l’hospitalité et sonder les âmes. Ti-Jean n’avait pour toute fortune qu’un jeu de cartes, un petit banc et un jamalaquier. Quand Bon Dieu frappa à sa porte, Ti Jean l’accueillit et lui offrit l’hospitalité, c’est-à-dire un gros bouillon de tripes avec quelques pois et une natte pour la nuit. Le Bon Dieu ne fit pas la fine bouche. Le lendemain, le Maître de l’univers se découvrit et proposa à Ti-Jean tout ce qu’il voulait, une marmite d’or, s’il le souhaite. Ti-Jean n’avait besoin de rien. Le Bon Dieu, finalement, bénit son bien : cartes, banc, jamalaquier. La Mort vint, par trois fois Ti-Jean la trompa chaque fois. Ti-Jean finit quand même par mourir, alla en enfer où il joua aux cartes avec les démons. Il battit Satan qui le chassa. Au Paradis, Ti-Jean apprit aux anges à jouer aux cartes. Mais qu’est-ce qui se passe ?, demanda Dieu. C’est Petit-Jean, « on dit qu’il sort de je ne sais où ; il est venu ici. Je le trouve bien bronzé, il n’est pas bien blanc. Tous mes petits anges sont bien blancs, mais il paraît plus bronzé, plus brun… » Car, n’est-ce pas ?, la hiérarchie céleste est le miroir de la hiérarchie terrestre : les ‘bronzés’ peuplent l’Enfer, et le Paradis est blanc, là se trouvaient les maîtres. Tous les esclavagistes. Le Bon Dieu n’était pas content, bien entendu : « Bon, dit-Il à Ti-Jean, ici on ne joue pas à ce jeu-là. Ici, on est sérieux. » Ce à quoi répondit Ti-Jean : « Ah bon ! Tu appelles cela être sérieux : jouer de la harpe, chanter des cantiques et t’adorer ? Cela, tu le considères comme sérieux ? Quand tu es venu chez moi, tu as mangé mon bouillon de tripes, tu t’es assis sur ma natte, sur mon petit banc. Ici, quand j’entre chez toi, il faut être sérieux ! » Voilà ce qu’il dit à Dieu-le-blanc : des choses que l’on entend encore : Quand Tu es venu chez moi, dans ma simple hutte, je ne T’ai pas demandé d’être ‘sérieux’ comme Tu dis, et Toi, Tu me demandes de l’être, chez Toi ? Qu’est-ce que ça signifie ?…
Il y a quelque chose de fort, de très émouvant, dans ce renversement par lequel Ti-Jean, le Noir, fait la leçon au Bon Dieu des Blancs… Baroud d’honneur du descendant de l’esclave enchaîné, de l’exploité nègre.

Alors, la musique : sérieuse ? Bataclan, 13 novembre, trois terroristes suicidaires en criant le nom de Dieu tirent sur la foule : 90 tués, plus de 100 blessés. La barbarie entre sans payer pour imposer sa propre musique sans rythme ni raison.
Reste la critique littéraire selon Daech. À quoi peut-elle bien ressembler ? « En s’emparant de Raqqa, les djihadistes n’ont pas oublié de vider ses librairies et ses bibliothèques de tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la fiction » (Victoria Gairin du Point). Pareille à leur mise en valeur des vestiges antiques. On devine ce que le groupe ferait au pays des Pharaons s’ils venaient à s’y répandre : beaucoup mieux que les Mamelouks quand ils tiraient au canon sur le visage du sphinx.
Il semblerait que le meurtre et la destruction soient la seule distraction de ces gens-là. Charlie avait raison ; le Bon Dieu a du souci à se faire : les cons l’adorent.


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