L’œil de Calvino

26 juillet 2012

Parcourant la forêt des contes à bride abattue, sur sa Chimère, arrachant ici ou là feuilles sèches qui lui serviront à écrire ses mythes sur quelques Ancêtres ou sur la forêt bruissante de rêves, Italo Calvino était un homme qui avait plus d’imagination dans son petit doigt qu’il n’y en avait dans tout l’univers. Un voleur de grands chemins, non un de ces petits voleurs de mots, mais un vrai voleur d’histoires, de grandes histoires, comme il n’y en a pas un par siècle.

Aristote dans ses “Seconds analytiques” avait prévenu : « Il n’est pas possible que la chose soit autre qu’elle n’est ». Or, on veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images — elle n’est plutôt que la faculté de déformer les images, dans le but de les recomposer. C’est ce qu’écrivait en substance Bachelard. Dans “Du côté de Guermantes”, Proust y hasarde une image : « Notre imagination est comme un orgue de Barbarie détraqué qui joue toujours autre chose que l’air indiqué ». Certainement pas, la musique de Calvino n’a rien de détraqué, c’est plutôt une variation subtile que l’Italien soumet à la partition des mythes. Tous les lieux communs du conte se retrouvent dans “Forêt racines labyrinthe” : le vieux roi, la marâtre, la princesse et le jeune homme pauvre, mais vertueux, le Premier ministre amant de la reine, la conjuration avortée, et le labyrinthe revisité. Tout cela décrit par l’œil de Calvino, c’est-à-dire dans une esthétique du renversement : cul par-dessus tête.

D’abord, c’est le paysage qui va l’emporter sur les personnages. Et le véritable héros du conte, ce sera elle : la forêt, une forêt qui se met en marche, comme celle de Shakespeare, “Macbeth”, acte 5, scène 3 : qui se lève, se démultiplie et assaille les tours de la citadelle.

Mais la forêt se démultiplie et devient forêt labyrinthe, non pas à la manière de Dédale qui nous a appris que pour quitter le labyrinthe, il faut prendre de la hauteur, car ce labyrinthe-là, labyrinthe forestier, n’est pas seulement horizontal, mais vertical : les branches s’élèvent jusqu’aux cieux, et les racines descendent au plus profond de la terre. Puis branches et racines deviennent identiques. Donc, contrairement au labyrinthe du Minotaure, aucun moyen d’y échapper.

Certes, il y a d’autres labyrinthes, comme celui de la mise en abyme, mais Calvino utilise l’arbre creux dans lequel se trouve la forêt : un arbre passage.

La dernière trouvaille de Calvino est d’avoir renversé le labyrinthe : c’est au fond du puits que se trouve le ciel, un ciel ironique. Les branches sont devenues des racines et les racines des branches. « Je descendais dans les racines et je me retrouve dans les branches.. Et toi ?
- Je ne sais pas. Je grimpais dans les branches... et je me retrouve enfoncé dans un labyrinthe ».

La forêt perd la marâtre, engloutit le ministre, et son oiseau, véritable roi de l’équilibre, échappant au haut comme au bas, libre du labyrinthe double, double de l’auteur et fil d’Ariane de l’écriture, le volatil ouvre les portes du château au roi et à la princesse.
Voilà donc une forêt en forme de blason et un roi aux armes du labyrinthe.

On dit que la légende est explication et le conte enseignement. Assurément. Le conté, écrit avec justesse Armel Guerne dans une préface des Grimm, forme « un esprit qui devine sans avoir à apprendre, et qui comprend sans savoir ce qu’il sait ». L’enfance, comme le conteur, comme l’interlocuteur de Socrate, se fait le porteur d’un savoir sans savoir. Le lecteur réapprend dans “Forêt, racine labyrinthe” que la beauté est l’illumination de jouer avec des images, des mots et des mythes.

Jean-Charles Angrand

“Forêt, racine labyrinthe” d’Italo Calvino, aux éditions Seghers, collection Jeunesse.


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