La baraque aux miroirs

8 mars 2018, par Jean-Baptiste Kiya

Train de nuit pour Babylone par Ray Bradbury, en Folio (tout particulièrement « Larcin majeur », « Un vieux chien couché dans la poussière », « Tonnerre du matin », « La plus haute branche de l’arbre », « Vite fait mâle fait »).

Salle d’attente d’un généraliste de quartier, pleine comme un œuf. Se diffuse doucement un silence de clim équarri de toux. Piétinement assis, regards fuyants. Un vague empilement de revues écornées, fanées, désossées, relégué dans un coin, attend que l’ennui s’y prête.

La table basse, au mitan, bordée de mini-chaises, s’adorne d’un boulier labyrinthe aux couleurs carnavalesques qui fait penser à une chevelure indémêlable.

Un gosse, assis, y emboîte de gros légos qu’il va chercher à pleine main dans la boîte étalée à ses pieds. Il se penche et pioche à tour de rôle dans un barouf de farfouillage, et fait son montage.

La disposition circulaire des chaises adultes autour de la table basse confère aux patients un statut de gardes-chiourme, ce à quoi on s’adonne malgré soi. Il suffit de lever l’œil, vous voyez le gamin qui joue avec une certaine solennité. Le système est maillé de telle sorte que sous tous les angles il est scruté. Jamais en même temps, mais à tour de rôle. Rien ne peut échapper de ce qu’il fait. De cette façon-là, la secrétaire et le Dr. peuvent dormir tranquille, l’observation et surveillance des éléments les plus fragiles sont assurées par la clientèle.

D’ailleurs, on n’a rien à lui reprocher à ce gamin, il emboîte studieusement les grosses briques, sans choix apparent de couleur, ni d’organisation architecturale préétablie. C’est un gros tas informe qu’il réalise peu à peu, sans dimension esthétique, ça tient du gros ballon déformé, de l’immeuble à 6 étages, du camion sans cabine. Il se penche une nouvelle fois au dessus de sa boîte, à la recherche d’une brique, en vain, elles sont toutes là assemblées devant lui.

Il se lève alors, précautionneux, trésor à bout de bras. Déplie ses jambes. Il est à présent debout. Les adultes interrompent qui une lecture, qui le vague d’une conversation à mi-voix ; on lève un instant les yeux, incrédule, le masque de l’expectative chez certains, de l’inquiétude pour d’autres. Un silence plus profond s’est creusé dans lequel on pourrait percevoir quelque chose du recueillement, comme pour une communion à la faveur d’une cérémonie obscure.

Le gros tas de légos est soudainement libéré par l’enfant, qui vocifère : « EXPLOSION ! »

La structure se fracasse sur un coin de table, les morceaux se répandent dans toutes les directions, ils volent, des éléments épars sont allés se ficher sous les chaises.

Victorieux et gracieux, le gamin écarte les bras.

L’assemblée en reste pétrifiée. La dame en gris qui me fait face a les yeux comme deux ronds de flan.

La mère du mioche qui en avait le souffle coupé, reprend sa respiration pour se lancer dans une tirade d’autant plus furibarde qu’elle se sent portée par les mines désapprobatrices de ses voisins. Avant qu’elle ne parte, je la coupe d’un geste emphatique :

« Laissez, Madame, laissez ; il fait fort bien. L’avenir est à l’explosion : l’explosion des valeurs. L’explosion du vieux monde défait, l’explosion des codes obsolètes - de l’ancien ordre fondé sur de fausses échelles pécuniaires et utilitaristes. J’en prends à témoin, ce petit livre de Bradbury, voyez… Qui est, comment dire, si neuf : de petits essais d’explosion du réel. Cette façon de vouer un culte à l’impossible, cette façon de dénicher des miracles inhérents à l’inexistence, voyez-vous, Madame, c’est tout cela qu’il nous faut, c’est toute l’explosion qu’il nous faudrait pour tourner la page vide d’un monde écorné. Contemplez : un livre de feuillets au grammage si léger, voyez-vous pour en réduire le coût commercial – et qui a l’inestimable avantage, quand on tourne les pages, de faire en sorte que, sans s’en apercevoir, on en tourne 2 à la fois, ce qui fait qu’on est saisi de l’audace narrative de l’auteur. Mais c’est à partir de ces petites explosions-là, Madame, comme celle réalisée par votre enfant, qu’on va pouvoir recréer l’univers. Explosons les murs, explosons les frontières. Repoussons-les toujours plus loin. Regardez combien l’actuel et le factuel sont étriqués, fades, lessivés, et combien nos modèles sont à bout de force… Il faut aller de l’avant, vers l’i-mondialité ! En avant vers l’imprévisibilité ! C’est cela auxquelles les nouvelles générations aspirent : un peu d’oxygène dans cet étouffoir qu’est devenu notre monde, c’est cela que nous attendons d’eux, et c’est cela ce qu’ils attendent de nous, n’est-ce pas ? »

Un tantinet essoufflé par ma tirade, et remonté, je me rassois.

Au cours de la démonstration haletante, l’enfant était retourné à tire-d’aile auprès de sa mère, et s’amusait à « bigoudis-bigoudas ».

La secrétaire, sans doute alertée par le raffut, appela mon nom, je me levai, pris mon élan, livre à la main, et me retrouvait étalé de tout mon long. Je jetai un œil du côté de mes chaussures qui n’obéissaient plus. Je compris que le gamin avait eu l’idée d’attacher entre eux les lacets. Et le folio que je tenais m’avait devancé, en glissant jusqu’au bureau du médecin dont la porte était entrouverte. Mais, moi, affalé, je contemplai encore, extatique, mes pompes :

« On dirait, me dis-je, une paire de vieux fossoyeurs qui s’essaieraient à enterrer le Temps ».

Jean-Baptiste Kiya


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