La fille de sel

28 août 2014, par Jean-Baptiste Kiya

La Pointe au sel (Île de La Réunion) par Daniel Vaxelaire (illustrations Stéphane Braud), co-édition Actes Sud/Editions locales de France.
- >Musée du sel – Saint-Leu, Pointe au Sel les Bas. Ouvert du mardi au dimanche de 9 H à midi, 13 H30 à 17 H.

Nadeshiko était la fille unique et adorée de son père, l’empereur shinto, Yoshima. Les cérémonies du nouvel an célébrées dans la cité impériale attiraient les puissants shoguns et leur suite qui venaient de la Route de la mer Orientale. À l’occasion de la cérémonie du Kagami Biraki, « l’ouverture du miroir », qui clôturait les festivités, Nadeshiko constata que le jeune seigneur d’Edo dont elle s’était éprise, ne lui avait pas même adressé un regard. Elle en conçut un dépit si vif que, du haut des remparts du château de son père, elle se jeta et périt noyée dans la grande mer de Chine. Ne pouvant posséder l’objet de son désir, elle avait refusé de posséder quoique ce fût d’autre.

On raconte qu’inconsolable, son père fit recueillir l’eau dans laquelle elle s’était noyée, qu’il la fit verser dans de grands bassins, que l’eau s’y évapora lentement, et que sa fille lui revint en sel.
Défense fut faite à la princesse de s’exposer aux intempéries et aux bains parfumés. De nombreuses servantes et suivantes munies de grands parapluies d’or veillaient à la protéger des embruns et de la pluie. Mais un jour, assistant à l’agonie d’une biche atteinte par la flèche d’un chasseur, elle se mit à pleurer, à pleurer si fort qu’elle finit par se dissoudre dans ses propres larmes, aussitôt absorbées par la terre, qui depuis ce temps, rapporte la légende, dissimule des mines de sel, comme chacun sait, sous les plus grands déserts.

« Nadeshiko » désigne aujourd’hui en japonais l’œillet, qui est la fleur qui ressemble le plus à la fleur de sel, et qui incarne depuis l’idéal nostalgique de la jeune Japonaise. Le sel, shio en japonais, devint objet de purification, utilisé dans les cérémonies shintoïstes : jeté en souvenir de Nadeshiko aux quatre coins des demeures, sur la margelle des puits, il est ensuite balayé afin qu’il emporte avec lui toutes les impureté du passé. Sa récolte, au Japon, fait l’objet d’un important rituel.
Une des plus anciennes cartes de l’île Bourbon datée de 1704, celle de Feuilley, porte l’indication : « Ici se fait le sel », à l’emplacement actuel de la Pointe au Sel, faisant de ce minéral extrait des eaux vives un de ses plus anciens habitants. Le créole est resté tout imprégné de son goût.
« Do sel », « li na in bon gou-d sèl » pour dire : il a des qualités, des capacités. « Fourrer son grin-d sèl ». « Lo rom do-sèl » est un verre de rhum dans lequel on fait dissoudre quelques grains de sel : efficace, dit-on, contre les « saisissements ».

On mettait le sel dans la bitasion, c’est-à-dire le sulfate d’ammoniaque dans les champs pour lutter contre l’acidification du sol africain : du sel au sol. Quant au ti salé, il est l’élément central du cassoulet créole. Il fallait verser la saumure pour conserver la viande de porc, très grasse.
Mais comme dans toute construction symbolique, le sel a son renversement négatif. Il ne fallait pas avoir trop de sel dans le ventre, ça faisait ressembler à un maquereau. Et sur la plaie, il réveille les veilles douleurs enfouies. Ces ambivalences ont été relevées par Bachelard qui fait du minéral un « Janus matériel », substance à la fois marine et terrienne, dissolvante et cristallisante. Solide ou liquide, il conserve et détruit : les Romains le répandaient sur la terre des villes rasées pour rendre le sol à jamais stérile. S’il a tué les deux éléphants qui se sont baignés dans la mer Morte, il les a conservés pour toujours. Figurant la solidité et la cohésion, sans lui, la terre ne serait qu’un globe de poussière - c’est ce que soutenait Bachelard.

À La Réunion, il a modelé le profil de trois bâtiments et de bassins en étages sur le bord de l’océan indomptable. Dessinés par l’usinier Dussac en 1942, les tables salants réalisées en pierres de taille dont le fond était en terre glaise, s’étagent encore. Là s’accumule le blanc domestiqué sur l’obscur de la roche éventrée par les désordres de la houle. Extrait des flots par évaporation, il est comme dit le Poète un feu délivré des eaux, à la fois quintessence et opposition.
Nous nous arrêtons, avec mes filles, je gratte un morceau qui se trouve en bord du dernier partènement, enlève de l’ongle la surface terne pour aller en profondeur dénicher la saveur blanche. J’en détache un morceau que je donne et que je prends.
« Il y a six saveurs, mais la saveur du sel est la meilleur », dit un proverbe sanskrit, avec ce paradoxe que sans être un véritable aliment –il n’apporte aucune calorie, le sel est un constituant essentiel de l’organisme vivant. Il se partage comme la parole, le riz ou le pain, et comme eux, sa carence provoque des troubles graves et une faim spécifique impérieuse.

Jean-Charles Angrand
À mes filles


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